Le règlement pour la résolution extrajudiciaire des noms de domaine de premiers niveaux de la République Populaire de Chine (.cn et .中国) est singulier. Ce mode de règlement des différends, adopté par le China Internet Network Information Center (CNNIC), est principalement régi par deux instruments : la méthode nationale de résolution des différends relatifs aux noms de domaine de premier niveau (China ccTLD Dispute Resolution Policy, ci-après, « cnDRP ») et le règlement de procédure y afférent (China ccTLD Dispute Resolution Policy Rules, ci-après, « Règles cnDRP »). La cnDRP tire sa singularité de son article 2. En effet, contrairement aux autres règlements pour la résolution extrajudiciaire des litiges relatifs aux noms de domaine[1], l’article 2 de la cnDRP pose un délai pour agir. Depuis le 18 juin 2019, ce délai est de trois ans à compter de la date d’enregistrement du nom de domaine. Auparavant, il était de deux ans jusqu’au 18 juin 2019. Il convient d’apporter une précision importante : l’article 2, dans sa nouvelle rédaction, s’applique rétroactivement à tous les noms de domaine, quand bien même ils auraient été enregistrés avant le 18 juin 2019. Quel impact ce délai pour agir exerce-t-il sur les propriétaires de marques, demandeurs dans les procédures cnDRP ?
À l’évidence, l’article 2 vise à inciter les parties à exercer leurs droits dans un délai raisonnable[2]. Cet objectif appelle deux remarques. Premièrement, le délai de trois ans s’harmonise avec le délai de droit commun applicable en droit chinois. Secondement, toutes les procédures extrajudiciaires relatifs aux noms de domaine partagent une finalité commune : combattre les enregistrements abusifs en offrant un forum juridictionnel où les affaires peuvent être tranchées de manière expéditive. À cet égard, il est utile de rappeler que l’objectif de promptitude figure à l’article 1er des Règles de procédure de la cnDRP.
Il est vrai que le temps de réactivité peut être déterminant lorsqu’une entreprise est confrontée à une utilisation non autorisée et illégale, voire illicite, de sa marque. En effet, l’utilisation d’un nom de domaine peut constituer, au-delà du seul acte de cybersquatting répréhensible en lui-même, un délit civil (telles que la contrefaçon et la concurrence déloyale), voire un délit pénal (telles que la contrefaçon, l’escroquerie (phishing), les atteintes aux systèmes informatiques ou encore l’usurpation d’identité). La jurisprudence extrajudiciaire relative aux noms de domaine comporte d’innombrables affaires ayant nécessité une réaction immédiate des propriétaires de marques.
Sur le plan stratégique, il est admis que le niveau de menace, potentielle ou avérée, varie selon deux principaux facteurs : le degré de confusion (en particulier si le nom de domaine est identique à la marque) et la nature de l’utilisation qui est faite du nom de domaine, étant précisé que cette dernière peut s’avérer inoffensive un jour et, subitement, se révéler malfaisante. Le délai de réaction des titulaires de marques dépend de la stratégie de défense déployée, laquelle peut varier en fonction de multiples facteurs : le degré de la menace, la marque elle-même (en particulier du point de vue de son pouvoir distinctif), les éventuelles priorités territoriales (il est rare que la Chine n’en soit pas une) et, pour l’immense majorité des entreprises, le budget effectivement octroyé à la défense de la marque. Une stratégie de défense exigeant un bref délai de réactivité nécessite inéluctablement le recours à des logiciels de surveillance développés en vue de détecter l’existence de noms de domaine similaires ou identiques à la marque concernée, mais aussi l’utilisation qui en est faite et, d’une manière générale, toute évolution concernant un nom de domaine supposément, voire hypothétiquement, menaçant. De tels outils permettent également de surveiller l’utilisation et l’évolution dans l’utilisation du nom de domaine. Pour une meilleure compréhension des rapports de surveillance et de leurs résultats, il est recommendé de recourir à une analyse juridique menée par des des juristes spécialisés dans la protection des marques dans l’environnement numérique.
Afin de déterminer le degré de réactivité des propriétaires de marques, nous avons prélevé deux échantillons de décisions parmi celles qui ont été rendues sous l’égide du Hong Kong International Arbitration Center (ci-après, « HKIAC »). Le Tableau 1 indique que l’échantillon A comporte 200 décisions pour lesquelles les plaintes ont été déposées entre le 7 mars 2016 et le 10 juin 2019. L’échantillon B comprend 49 décisions dont les plaintes ont été initiées entre le 18 juin 2019 et le 22 septembre 2020 (soit la quasi-totalité des décisions rendues sous l’empire du délai de trois ans).
La jurisprudence cnDRP élaborée sous l’égide du Hong Kong International Arbitration Center (HKIAC) comporte plusieurs affaires dans lesquelles les propriétaires de marques ont fait preuve d’une réactivité remarquable, combative. Le Tableau 2 en offre quelques exemples, le délai de réaction étant défini comme le temps écoulé entre l’enregistrement du nom de domaine et le dépôt de la plainte.
* Selon le demandeur, mais cet argument a été rejeté par manque de preuve
Une analyse scrupuleuse des délais de réaction des demandeurs démontre que, sous l’empire du délai de prescription de deux ans, 31 plaintes furent déposées moins d’une semaine avant l’expiration du délai (Tableau 3), ce qui représente pas moins de 15,5% des décisions de l’échantillon A. Quant à l’échantillon B, il ne contient aucune plainte déposée « à la dernière minute ». Toutefois, ce résultat doit être nuancé puisqu’une plainte a été déclarée inadmissible par le HKIAC pour dépassement du délai.
** Plainte déclarée inadmissible par le HKIAC.
Toutes proportions gardées, on peut en conclure que les plaintes déposées « à la dernière minute » sont beaucoup moins nombreuses dans l’échantillon B (4%) que dans l’échantillon A (15,5%), c’est-à-dire depuis l’allongement du délai de prescription, le 18 juin 2019. Nous reconnaissons volontiers qu’il est un peu tôt pour tirer des conclusions définitives quant aux effets de l’extension du délai pour agir[3]. Néanmoins, la tendance semble démontrer, fermement, que l’extension procure une bouffée d’oxygène aux propriétaires de marques. Cette observation semble être confirmée par le délai de réaction moyen qui, malgré l’extension du délai pour agir, demeure sensiblement le même.
La détermination du délai de réaction moyen repose sur le nombre de jours écoulés entre la date d’enregistrement du nom de domaine et le dépôt de la plainte. Ce calcul requiert quelques ajustements dans deux situations spécifiques. Premièrement, lorsque la plainte vise plusieurs noms de domaine, la date que nous avons retenue est celle de l’enregistrement du nom de domaine le plus ancien. Secondement, en présence d’un nom de domaine dont la durée de vie a dépassé le délai pour agir, mais qui a fait l’objet d’une cession, c’est la date de cette dernière que nous avons sélectionnée[4]. Comme l’indique le Tableau 2, les résultats relatifs à l’échantillon A et à l’échantillon B sont sensiblement similaires.
La proximité de ces deux résultats révèle que l’allongement du délai pour agir n’a eu aucun impact sur l’attitude des propriétaires de marques. Tout au plus, l’année supplémentaire leur permet de soumettre leurs plaintes dans des conditions relativement plus sereines, libérées de l’asservissement du temps.
Le dépôt tardif d’une plainte doit appeler l’attention du tiers-décideur. Ainsi, il n’est pas rare que ce dernier soulève, parfois d’office, la question de l’admissibilité de la plainte. Bien que le dispositif cnDRP n’impose pas au panéliste de procéder à une vérification quant à l’admissibilité de la plainte, il serait raisonnable qu’il se saisisse de la question[5], en particulier lorsque l’expiration du délai est proche, afin d’écarter tout équivoque[6]. En tout état de cause, il paraît souhaitable de tenir cette vérification pour un devoir lorsque la plainte est déposée le jour même de l’expiration du délai. Cette situation n’est pas rare dans l’échantillon A[7]et les propriétaires de marques peuvent s’attendre à une objection du défendeur sur le terrain du délai pour agir[8]. En pareille situation, dans le silence de l’article 2 de la cnDRP, certains panélistes font utilement référence à l’article 49 des Règles de procédure[9] qui précise que « la date initiale est exclue du délai ».
Il est impératif de garder à l’esprit qu’une fois le délai de prescription écoulé, en l’absence de tout autre recours disponible et expéditif, le prix du nom de domaine est appelé à augmenter soudainement et fortement. C’est pourquoi il est préférable de déposer une plainte dans les plus brefs délais.
NOTES
[1] « 197. Le Rapport intérimaire de l’OMPI recommandait de ne pas imposer de délai de forclusion pour l’engagement de procédures concernant des noms de domaine (par exemple déclarer irrecevables les plaintes déposées à l’encontre d’un enregistrement qui n’a pas été contesté dans un certain délai). Il a été considéré qu’une telle mesure ne tiendrait pas compte du fait que l’utilisation déterminante d’un nom de domaine peut évoluer avec le temps (la conséquence étant que cette utilisation peut porter atteinte à des droits par exemple par l’offre à la vente de produits différents de ceux qui étaient précédemment proposés sur le site Web), du fait que tout droit de propriété intellectuelle connexe détenu par le détenteur du nom de domaine peut s’éteindre et que la forclusion ne serait pas souhaitable dans tous les cas où des parties sont de mauvaise foi. (…) 199. Il n’est pas recommandé de soumettre à des délais le dépôt de plaintes dans le cadre de la procédure administrative » (OMPI, Rapport final concernant le processus de consultations de l’OMPI sur les noms de domaine de l’Internet. La gestion des noms de domaine de l’Internet. Questions de propriété intellectuelle, 30 avril 1999, paras. 197 et 199).
[2] Comme il a été rappelé, par ex., dans la décision DCN-1900883, REALME重庆移动通信有限公司 v. 浙江孟乐生物科技有限公司, 12 June 2019, <realme.cn>, transfer.
[3] Le nombre de décisions de l’échantillon A étant quatre fois plus élevé que celui de l’échantillon B.
[4] Nous avons écarté la décision DCN-1800824 car la date de cession du nom de domaine était incertaine et marquait une différence de 604 jours.
[5] D’ailleurs, certains tiers-décideur n’hésitent pas à s’arroger le pouvoir de vérifier que la plainte a été déposée dans les temps (voir, par ex. : DCN-1900890 ; DCN-1900886 ; DCN-1900877 ; DCN-1800873 ; DCN-1800821 ; DCN-1800800 ; DCN-1700784 ; DCN-1700772 ; DCN-1700727).
[6] V. DCN-1900919 ; DCN-1900890 ; DCN-1900887 ; DCN-1800825.
[7] Le Tableau 3 présente 14 exemples.
[8] V., par ex., DCN-1800823 ; DCN-1700768 ; DCN-1700761. À cet égard, les propriétaires de marque doivent être conscients qu’un nombre grandissant de cybersquatteurs maîtrise parfaitement les outils juridiques et leurs failles.
[9] DCN-1800825 ; DCN-1800823 ; DCN-1800800 ; DCN-1700772 ; DCN-1800823 ; DCN-1800825.