Le 2 avril 2020, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a rendu l’un des arrêts les plus attendus de l’année en droit de la propriété intellectuelle (CJUE, Coty c. Amazon, 2 avril 2020, C‑567/18). En ne suivant pas (jusqu’au bout) les recommandations de l’avocat général Manuel Campos Sánchez-Bordona (CJUE, Coty c. Amazon, C‑567/18, concl. M. C. Sánchez-Bordona, 28 nov. 2019), la cour a manqué l’occasion de mettre certaines plateformes de marché face à leurs responsabilités.
Coty est titulaire de licences pour de nombreux produits cosmétiques « de luxe », dont « Davidoff Hot Water ». C’est en cette qualité qu’elle a procédé à un achat test sur Amazon.de. Cet achat portait sur un flacon de parfum « Davidoff Hot Water » mis en vente par un tiers et expédié par Amazon. Après vérification, il s’est avéré que le flacon de parfum n’était pas une contrefaçon, mais un produit authentique. Coty a adressé au vendeur une mise en demeure au motif que les droits conférés par la marque en cause n’étaient pas épuisés. Le vendeur s’est engagé à cesser les ventes du produit concerné, sous peine d’exécution d’une clause pénale à laquelle il a consenti. À cette fin, Coty pouvait légitimement se reposer sur l’arrêt Coty I de la Cour de Justice des Communautés Européenne (CJCE, 6 déc. 2017, C-230/16, Coty Germany GmbH / Parfümerie Akzente GmbH). Dans cet arrêt, la cour avait jugé que les marques de luxe pouvaient empêcher les distributeurs d’un réseau de distribution sélectif de vendre leurs produits via des plateformes en ligne tierces, à condition que cela soit nécessaire pour préserver l’image de luxe des produits concernés.
Par la suite, Coty a demandé à Amazon de lui restituer tous les flacons portant la marque « Davidoff », stockées pour le compte du vendeur. Amazon a envoyé à Coty un colis contenant 30 flacons de parfum, en précisant que 11 d’entre eux provenaient d’un autre vendeur. Coty a demandé à Amazon de divulguer les informations nécessaires à l’identification de cet autre vendeur. Amazon a répondu qu’elle n’était pas en mesure de satisfaire à cette demande. Encore une fois, la question de l’identification des partenaires commerciaux est au centre des débats (iptwins.com, 2020-03-16 ; iptwins.com, 2020-03-09). Face à cette « fin de non recevoir », Coty a assigné Amazon devant les juridictions judiciaires allemandes pour, au principal, obtenir l’interdiction, pour Amazon, de stocker ou d’expédier des parfums de la marque « Davidoff Hot Water ». L’affaire a parcouru les étapes du système judiciaire allemand pour se hisser devant le Bundesgerichtshof. Finalement, ce dernier a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de Justice de l’Union Européenne la question suivante :
Une personne, qui stocke pour un tiers des produits portant atteinte à un droit de marque sans avoir connaissance de cette atteinte, détient-elle ces produits aux fins de leur offre ou de leur mise sur le marché si ce n’est pas elle‑même mais le tiers qui, seul, entend offrir les produits ou les mettre sur le marché ?.
En premier lieu, il faut tenir compte de l’application de la loi dans le temps. Cette question-là est simple. Dans ses conclusions du 28 novembre 2019, l’avocat général Sánchez-Bordona a rappelé que le règlement No. 207/2009 était applicable à l’époque. Depuis, il a été replacé par le règlement No. 2017/1001. Cependant, précise-t-il, « eu égard à la nature de l’action exercée, c’est le règlement actuellement en vigueur qui doit être appliqué. En tout état de cause, la disposition pertinente pour la présente affaire n’a pas été substantiellement modifiée d’un règlement à l’autre » (CJUE, Coty c. Amazon, C‑567/18, concl. M. C. Sánchez-Bordona, 28 nov. 2019, point 4). Cela méritait d’être précisé.
Sur le fond, la CJUE rappelle que les règlements de 2009 et de 2017 ne définissent pas la notion d’utilisation (point 36). Cependant, la cour a eu l’occasion d’en préciser les contours dans plusieurs arrêts précédents (points 36 à 43), à la suite de quoi les juges européens ont apporté la précision suivante :
« il ressort (de) l’article 9, paragraphe 3, sous b), du règlement 2017/1001, que cette disposition vise spécifiquement l’offre de produits, leur mise sur le marché, leur stockage « à ces fins » ou la prestation de services sous le signe concerné » (point 44).
Finalement, la CJUE conclut en ces termes :
une personne qui entrepose pour un tiers des produits portant atteinte à un droit de marque sans avoir connaissance de cette atteinte doit être considérée comme ne détenant pas ces produits aux fins de leur offre ou de leur mise dans le commerce au sens de ces dispositions si cette personne ne poursuit pas elle-même ces finalités.
Cela revient à dire qu’Amazon, en sa qualité d’entrepositaire, ne détenait pas les flacons portant atteinte aux droits de marque en vue de les vendre elle-même et que, par conséquent, elle ne faisait pas un usage des marques concernées dans la vie des affaires.
Ce faisant, la cour a écarté sans ménagement le raisonnement pourtant rigoureux sur le plan juridique, judicieux sur le plan économique et harmonieux sur le plan éthique que l’avocat général Sánchez-Bordona avait proposé dans ses conclusions (CJUE, Coty c. Amazon, C‑567/18, concl. M. C. Sánchez-Bordona, 28 nov. 2019, point 4). Ou plus exactement, la cour n’en a retenu que la première branche. Pour rappel, à l’issue d’un raisonnement mettant en exergue une condition objective (la détention des produits) et une condition subjective (la volonté d’offrir ou de mettre sur le marché les produits stockés ou détenus), l’avocat général était arrivé à la conclusion suivante :
« L’article 9, paragraphe 2, sous b), du règlement (CE) no 207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la marque communautaire, et l’article 9, paragraphe 3, sous b), du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne, doivent être interprétés en ce sens que :
– Une personne ne stocke pas pour un tiers (vendeur) des produits portant atteinte à un droit de marque aux fins de leur offre ou de leur mise sur le marché lorsqu’elle n’a pas connaissance de cette atteinte et que ce n’est pas elle‑même, mais le tiers, qui, seul, entend offrir les produits ou les mettre sur le marché.
– Il est cependant possible de considérer que cette personne stocke ces produits aux fins de leur offre ou de leur mise sur le marché si elle s’implique activement dans leur distribution, dans le cadre d’un programme ayant les caractéristiques du programme dénommé « Expédié par Amazon », auquel le vendeur souscrit.
– Le fait que cette personne ignore que, dans le cadre d’un tel programme, le tiers offre ou vend les produits en contrevenant au droit du titulaire de la marque ne l’exonère pas de sa responsabilité, lorsque l’on peut raisonnablement exiger d’elle qu’elle mette en œuvre les moyens permettant de détecter cette atteinte ».
En ne retenant que la première branche, la cour feint d’ignorer le modèle économique d’Amazon et, en particulier, son « comportement actif dans le processus de vente, qui est justement le comportement illustré par la disposition en cause lorsqu’elle énumère des actes tels qu’ “offrir les produits”, “les mettre sur le marché” ou “les détenir à ces fins” (CJUE, Coty c. Amazon, C‑567/18, concl. M. C. Sánchez-Bordona, 28 nov. 2019, point 51).
Cet arrêt Coty II est d’autant plus désolant qu’il livre une perception d’un droit de l’Union incapable de responsabiliser une entreprise à laquelle il faut pourtant bien reconnaître « un comportement actif et une maîtrise, directe ou indirecte, de l’acte constituant l’usage [de la marque] » (CJUE, Coty c. Amazon, C‑567/18, concl. M. C. Sánchez-Bordona, 28 nov. 2019, point 57), au sens de l’arrêt Daimler (CIJEU, 3 mars 2016, Daimler, C‑179/15).
Au final, dans le cadre du programme « Expédié par Amazon » tel que décrit par l’avocat général (CJUE, Coty c. Amazon, C‑567/18, concl. M. C. Sánchez-Bordona, 28 nov. 2019, point 56), les vendeurs, pour leurs marchandises, peuvent s’appuyer sur l’ « implication active et coordonnée » d’Amazon qui :
« les réceptionnent, les stockent dans leurs centres de distribution, les préparent (elles peuvent même les étiqueter, les conditionner adéquatement ou les emballer en vue d’un cadeau) et les expédient à l’acheteur. Amazon peut également se charger de la publicité et de la diffusion des offres sur sa page Internet. C’est en outre Amazon qui fournit le service après-vente, pour les questions et les retours de marchandises, et qui gère le remboursement des produits défectueux. C’est également Amazon qui perçoit auprès de l’acheteur le paiement des marchandises, dont elle verse ensuite le montant sur le compte bancaire du vendeur » (CJUE, C‑567/18, Coty c. Amazon, concl. M. C. Sánchez-Bordona, 28 nov. 2019, point 56).
De surcroît, Amazon ne livre pas systématiquement l’identité des vendeurs et ne vérifiera pas la légalité des produits (comme ce fut le cas en l’espèce). Or une telle « implication active et coordonnée » de la plateforme Amazon devrait raisonnablement être accompagnée d’une vérification à la fois de ses partenaires commerciaux et des marchandises concernées. Ce faisant, la CJUE tend la perche à la Commission qui, espérons-le, finira par imposer, a minima, une obligation de résultat dans l’identification des vendeurs, sanctionnée par la substitution de la plateforme au vendeur en cas d’atteinte aux droits des tiers ou, plus largement, en cas d’infraction aux lois et règlement. On ne peut pas en attendre moins des plateformes de marché en ligne. S’agissant de la vérification de la légalité des produits, en particulier lorsqu’ils sont détenus dans les entrepôts des plateformes, les techniques existantes et à venir permettent et permettront d’autant mieux d’envisager une surveillance sanctionnée non pas par une obligation de moyens, mais bien par une obligation de résultat. Un tel régime, de responsabilité objective, ramènerait une dose d’éthique et de justice au coeur du fonctionnement des plateformes de marché.