Le 31 octobre 2018, le Président de l’Assemblée nationale avait confié à la Cour des comptes la réalisation d’une enquête portant sur « la lutte contre la contrefaçon, afin de disposer d’un bilan de l’action menée par l’État pour faire face à ces phénomènes aux effets économiques importants dans de nombreux secteurs » (Lettre du Président de l’Assemblée Nationale au Premier président de la Cour des comptes, du 31 octobre 2018, Cour des comptes, La lutte contre les contrefaçons. Une organisation et des outils pour mieux protéger les consommateurs et les droits de propriété industrielle, Février 2020, Annexe 1, p. 107). Cette étude a paru le 3 mars 2020 sur le site de la Cour des comptes (Cour des comptes, La lutte contre les contrefaçons, Février 2020). En 2014, cette dernière avait déjà remis, au Premier ministre d’alors, un court document sur la politique publique de lutte contre la contrefaçon (Cour des comptes, 30 mai 2014). La cour avait émis les recommandations suivantes :
« 1. Procéder régulièrement en collaboration avec les organisations professionnelles et le Comité national anti-contrefaçon (CNAC), à une analyse objective des conséquences économiques, nationales et sectorielles des pratiques de contrefaçon.
(…)
2. Créer, au niveau interministériel, une réflexion stratégique et de pilotage opérationnel de la lutte contre la contrefaçon.
(…)
3. Renforcer le rôle du Comité national anti-contrefaçon
(…)
4. Faire adopter au niveau de l’Union européenne les textes permettant de rétablie les contrôles des douanes sur les marchandises en transit et transbordement et de mieux lutter contre la cyber-contrefaçon.
(…)
5. S’assurer qu’aucune des zones qui peuvent être des foyers de fabrication ou de distribution de produits contrefaisants n’échappe à la compétence des acteurs publics chargés de la veille, des contrôles et de l’action répressive au niveau territorial.
(…)
6. Donner à la justice les moyens de sanctionner plus souvent et plus sévèrement les délits de contrefaçon :
— en préparant, à la suite de l’adoption de la loi du 11 mars 2014, une circulaire de politique pénale qui encourage les juges à condamner plus souvent et plus sévèrement les contrefacteurs et à retenir, dans les cas les plus graves, les circonstances aggravantes et les peines complémentaires ;
— en spécialisant en droit de la propriété industrielle un petit nombre de magistrats
(…) ».
Entre temps, le volume estimé des échanges de contrefaçons dans le monde a dépassé celui des échanges mondiaux.
Ces chiffres sont le résultat de très nombreux paramètres. La cour insiste sur les suivants :
— La mondialisation (multiplication des traités de libre-échange) et l‘essor des zones de libre-échange ;
— Le commerce en ligne, « via des plateformes peu régulées » (Cour des comptes, La lutte contre les contrefaçons, Février 2020, p. 42) ;
— Les modes de transports et en particulier le recours aux colis ;
— Les « nouvelles routes de la soie » (le fret) ;
— L’assemblage des contrefaçons sur le sol européen. Sur ce point, la Cour rappelle que le nombre d’éléments tels que les étiquettes, les logos et les marquages est en constante augmentation.
La cour rappelle également les risques concernant l’économie et la sécurité des consommateurs (pp. 29-38). À cet égard, elle précise que la « part des produits des catégories présentant un risque pour la santé et la sécurité des consommateurs dans les saisies au sein de l’UE (aux frontières et dans le marché intérieur) » ne cesse de croître (p. 35).
Dans ce contexte, la cour préconise de « Faire de la protection des droits de propriété intellectuelle un axe prioritaire des négociations sur le commerce mondial » (pp. 43 à 48). En résumé, l’accord sur les droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce ou ADPIC (qui est une branche du traité sur l’Organisation Mondiale du Commerce, ou OMC) ne suffit pas. Établi en 1994, il n’a pas anticipé l’émergence du commerce électronique. L’accord commercial anti-contrefaçon (ACAC, plus connu sour l’acronyme « ACTA » pour Anti-Counterfeiting Trade Agreement) présentait une occasion de palier ces carences, mais il a été largement rejeté par le Parlement européen, ce que la Cour des comptes semble regretter :
« Le Parlement européen a finalement refusé de le ratifier, handicapant durablement toute tentative d’approche normative multilatérale, dans un contexte de fortes divergences entre tenants de la protection des DPI dans les pays industrialisés, et promoteurs d’une liberté du commerce sans contraintes du côté des pays émergents » (p. 45).
La cour se réjouit de l’accord de coopération et de protection sur les indications géographiques entre l’Union européenne et la Chine du 6 novembre 2019 (p. 46), mais il faut bien admettre que la portée de cet accord est certainement insuffisante. La cour propose donc de faire de la question de la contrefaçon une priorité dans les négociations commerciales internationales, en s’appuyant sur le G7, le G20 et le Conseil européen. Par exemple, une mesure concrète et indispensable tient en particulier dans une collaboration étroite entre INTERPOL et l’Organisation Mondiale des Douanes (OMD) (p. 48).
Au niveau européen, la cour recommande, si ce n’est une révision de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, à tout le moins une meilleure harmonisation de sa mise en oeuvre, en particulier en ce qui concerne les aspects procéduraux et pénaux (p. 51).
Surtout, la cour préconise un renforcement des « obligations juridiques des plateformes numériques pour les inciter à une vigilance accrue » (pp.56-64). Pour la Cour des comptes, la révision de la directive 2000/31/EC sur le commerce électronique s’imposait déjà en 2014 (Cour des comptes, 30 mai 2014). Elle est davantage justifiée en 2020 :
« L’insuffisante diligence des plateformes résultant de ce régime de responsabilité limitée est aujourd’hui considérée par les titulaires de droits comme l’un des principaux freins à une lutte efficace contre le développement du commerce de contrefaçons en ligne. La révision de la directive commerce électronique apparaît donc indispensable et constitue une opportunité pour renforcer les obligations juridiques des plateformes dans la lutte contre les contrefaçons » (p. 56).
La Cour des comptes désapprouve le régime de responsabilité des intermédiaires de l’Internet et la jurisprudence européenne qui en découle, fondée sur le critère actif/passif, jugée « imprévisible » (p. 57) et insusceptible d’inciter « les plateformes à une vigilance proactive qui pourrait leur fait perdre le bénéfice de leur statut d’hébergeur » (ibid.).
En outre, les « bonnes pratiques » émises par la Commission européenne en 2017, de par leur nature de simples recommandations (Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen, Un système équilibré de contrôle du respect de la propriété intellectuelle pour relever les défis sociétaux d’aujourd’hui COM/2017/0707 final), sont jugées insuffisantes. Précisons qu’à la suite de cette communication, le Comité Économique et Social Européen avait proposé notamment de recourir à la médiation en s’inspirant du centre d’arbitrage et de médiation du système de brevet unitaire (point 6.2. de l’Avis du Comité économique et social européen sur la « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen — Un système équilibré de contrôle du respect de la propriété intellectuelle pour relever les défis sociétaux d’aujourd’hui » [COM(2017) 707 final], la « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen — Orientations sur certains aspects de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil relative au respect des droits de propriété intellectuelle » [COM(2017) 708 final] et la « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen — Définition de l’approche de l’Union en ce qui concerne les brevets essentiels à des normes » [COM(2017) 712 final]). C’est, selon nous, la voie la plus efficace : non seulement la médiation, mais aussi — et pourquoi pas surtout — l’arbitrage ; non seulement au niveau de l’Union européenne, mais également au niveau international. Il n’est pas vain de rappeler que les sentences arbitrales bénéficieraient de la Convention de New York de 1958 sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, ratifiée par la quasi-totalité des États (la liste est disponible sur le site de l’Organisation des Nations Unies : uncitral.un.org). À défaut d’un instrument juridique global sur la reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires en matière délictuelle, cette solution paraît la seule envisageable pour lutter efficacement contre la contrefaçon en ligne. Elle nécessiterait, néanmoins, une harmonisation du domaine d’arbitrabilité sur le critère de l’acte commercial en ligne ou, a minima, sur le critère de l’abus des droits de propriété intellectuelle, et ce peu importe la nature de la partie, qu’il s’agisse d’une personne physique ou d’une personne morale. Il faudrait, en tout état de cause, que le principe de transparence s’applique et que les sentences arbitrales soient publiées.
Quoiqu’il en soit — et la Cour des comptes insiste sur ce point —, aucune amélioration n’est envisageable sans un renforcement de l’identification des contrefaçons et des contrefacteurs (p. 60), ce qui renvoie nécessairement à l’obligation de diligence des plateformes. C’est d’ailleurs le chemin que le législateur américain est en train de prendre (iptwins., 2020-03-03). La Cour des comptes, quant à elle, propose deux approches.
La première tiendrait à la création d’un nouveau régime :
— soit par assimilation des plateformes à des éditeurs ;
— soit par la création d’un régime sui generis qui se trouverait entre le régime des éditeurs et celui des hébergeurs (p. 62).
La seconde approche consisterait « à clarifier le régime de responsabilité des plateformes en maintenant la summa divisio actuelle entre éditeurs et hébergeurs, mais en assignant aux hébergeurs une obligation de vigilance renforcée ». À cette fin, la Cour des comptes préconise :
« d’instaurer un certain nombre d’obligations de moyens raisonnables à mettre à la charge des plateformes qui jouent un rôle d’intermédiaire :
— vérifier l’identité des vendeurs et communiquer cette information aux consommateurs ;
— faire les meilleurs efforts pour effectuer un traçage des flux permettant d’identifier les étapes de la chaîne de distribution, communicable aux ayants droit concernés ;
— mettre en place une procédure de notification des contenus contrefaisants, avec un délai de retrait homogène et rapide (“notice and take down“), et visant également à empêcher que des contenus déjà signalés soient remis en ligne (“stay down“) via la mise en place d’outils techniques adaptés ;
— informer le consommateur que l’annonce du bien qu’il a acheté a été retirée après la vente au motif qu’elle concernait une contrefaçon ;
— communiquer aux consommateurs et aux ayants droit les mesures de vigilance mises en œuvre par la plateforme concernée, afin de permettre en toute transparence une évaluation du niveau de confiance dans les transactions sur le site concerné, et également aux ayants droit de travailler avec les plateformes à l’amélioration de l’efficacité des mesures » (p. 63).
D’après la cour, cette seconde approche aurait les faveurs des associations de titulaires de droits de propriété intellectuelle. Les obligations étant connues, il resterait à déterminer les sanctions applicables aux manquements de l’opérateur numérique, point trop peu abordé dans cette étude.