Lorsque deux droits ou libertés fondamentaux s’opposent, le principe de proportionnalité s’impose. Les droits de propriété intellectuelle, qui sont des droits fondamentaux, entretiennent des rapports parfois tumultueux avec un certain nombre d’autres droits ou libertés de leur rang. Les litiges relatifs aux noms de domaine sont fortement imprégnés de telles oppositions. Droit de marque et liberté d’expression en est une. Ainsi, moins d’un an après l’entrée en vigueur des principes régissant le règlement extrajudiciaire des litiges relatifs aux noms de domaine (Uniform Domain Name Dispute Resolution Policy ou UDRP), la société Walmart fut confrontée à des noms de domaine reproduisant sa marque accolée à l’expression « sucks », qui exprime une critique négative, tels que walmartcanadasucks.com ou wallmartcanadasucks.com (respectivement WIPO, D2000-0477, Wal-Mart Stores, Inc. v. Walsucks and Walmarket Puerto Rico, July 20, 2000, transfert et WIPO, D2000-1104, Wal-Mart Stores, Inc. v. wallmartcanadasucks.com and Kenneth J. Harvey, November 23, 2000, transfert).
1. Everything.sucks : une description
Depuis, ce procédé a été employé à de nombreuses reprises, de bonne foi ou de mauvaise foi, à tel point qu’une société canadienne nommée, pour ne pas dire auto-proclamée, Vox Populi Registry, Inc., a acquis le domaine de premier niveau .SUCKS et, depuis quelques années, commercialise des nomsdedomaine.sucks. Au coeur des débats se trouve la société Pat Honey Salt, qui aurait son siège social aux Îles Turques-et-Caïques (reconnues comme étant un paradis fiscal), ce qui pose déjà un soucis de transparence. Parmi les noms de domaine enregistrés par Pat Honey Salt figurent, entre autres, tedbaker.sucks, uniroyal.sucks, eleclerc.sucks, mandmdirect.sucks, bforbank.sucks, statoil.sucks, sanofi.sucks, bouygues.sucks, bureauveritas.sucks, trivago.sucks, tetrapak.sucks, lockheedmartins.sucks, cargotech.sucks ou encore mirapex.sucks, qui ont tous fait l’objet de procédures UDRP. La société Pat Honey Salt, Inc. est également titulaire de bien d’autres noms de domaine tels que louisvuitton.sucks ou disney.sucks.
Cette société entend faire croire qu’elle met ces noms de domaine à la disposition d’une association à but non lucratif nommée Everything.sucks, Inc., laquelle aurait pour objet de proposer au public une multitude de micro-sites Internet sur lesquels quiconque pourrait déverser la haine qu’il éprouve à l’évocation d’une marque déterminée. Soit dit en passant, il est surprenant que cette organisation non gouvernementale, supposée philanthrope, ne se soit pas interrogée sur sa bienfaitrice dont le siège social est enregistré dans un paradis fiscal.
Chaque micro-site est composé de plusieurs sections. Immuablement, il présente une courte liste de commentaires hostiles, anonymes et non datés, présumément émis par des clients, des employés ou d’anciens employés. Dans certains cas, ce micro-site peut également comporter une section « Social Media ». Ces commentaires, importés de sites tiers (Glassdoor, Indeed ou Trustpilot), sont invariablement belliqueux. Il est très probable, par ailleurs, que le consentement des auteurs et des éditeurs des sites sources n’aient pas été recueillis (WIPO, D2021-0796, Equinor ASA v. Redacted for Privacy, Privacy Hero Inc. / Pat Honey Salt, Honey Salt ltd, May 17, 2021, statoil.sucks, transfer). En outre, chaque micro-site inclut une colonne composée de liens hypertextes dont les intitulés sont identiques à d’autres marques. Enfin, ledit site présente un encadré offrant, à qui le souhaite, la possibilité d’obtenir le nom de domaine correspondant, à titre gratuit.
Altruiste ou cupide ? Toujours est-il que le procédé a fait l’objet de nombreuses procédures UDRP.
Il résulte de ces décisions que la pratique adoptée par Pat Honey Salt et Everything.sucks viole les stipulations contractuelles qui régissent l’enregistrement des noms des domaine .SUCKS. Elle est contraire aux principes UDRP (2).
En outre, il conviendrait d’ajouter que le procédé employé viole le contrat d’enregistrement tel qu’il doit émerger du contrat de registre entre l’ICANN et le registre Vox Populi Registry, Inc. (3).
2. La violation des principes UDRP
La jurisprudence tirée de l’utilisation du gTLD .SUCKS par Everything.sucks et Pat Honey Salt retient que l’exercice de la liberté d’expression n’est pas sincère, ce qui exclut tout intérêt légitime (2.1). Les faits révèlent un appât du gain (2.2). L’effet produit par la configuration des micro-sites peut être considéré comme une opération de dénigrement (2.3). Enfin, la liberté d’expression, qui n’est pas absolue, ne saurait être utilisée comme prétexte pour dissimuler une intention cupide (2.4).
2.1. Le défaut de sincérité et de légitimité
Les litiges relatifs aux noms de domaine .SUCKS sont régis par les principes UDRP. En vertu de ces derniers, il incombe au demandeur de prouver que le détenteur du nom de domaine ne dispose sur ce dernier d’aucun droit ou intérêt légitime et qu’il a agi de mauvaise foi. Concernant l’intérêt légitime, la défense du titulaire du nom de domaine s’appuie inévitablement sur la liberté d’expression. Or la jurisprudence extrajudiciaire est claire :
« la critique doit être sincère et non commerciale ; dans un certain nombre de décisions UDRP où un défendeur soutient que son nom de domaine est utilisé à des fins de liberté d’expression, le panel a retenu qu’il s’agissait principalement d’un prétexte pour le cybersquattage, pour une activité commerciale ou pour ternir l’image de la marque concernée » (WIPO Jurisprudential Overview 3.0., para. 2.6.1.).
Les notions de sincérité et de rectitude sont indissociables de celles de loyauté et de transparence. En l’occurrence, dans le cas des noms de domaine tels que ceux mentionnés préalablement, il est permis de douter de la sincérité de leur titulaire. En effet, il est étranger aux faits qui ont généré la critique. Or la sincérité étant une vertu individuelle, intime même. Dès lors, la sincérité ne peut être recherchée que dans les parties impliquées et non dans un intermédiaire tel que le titulaire du nom de domaine, étranger à la relation qui a fait naître la critique. Par conséquent, le titulaire du nom de domaine est, de facto, incapable de fournir une information ou une appréciation sincère. Il en résulte que Pat Honey Salt et Everything.sucks n’exercent pas eux-mêmes leur droit à la liberté d’expression (v., par ex. : WIPO, D2020-2517, Compagnie Générale des Établissements Michelin and MC PROJECTS B.V Maastricht v. Pat Honey Salt, Honey Salt Limited, March 12, 2021, bfgoodrich.sucks and uniroyal.sucks, transfer ; WIPO, D2020-3398, Tetra Laval Holdings & Finance S.A. v. Privacy Hero Inc / Pat Honeysalt, Honey Salt Ltd., March 9, 2021, tetrapak.sucks, transfer).
Au surplus, rien ne permet de garantir la sincérité, et donc la loyauté des données recueillies, tant qu’elles n’ont pas été vérifiées et certifiées par un tiers de confiance. En effet, les micro-sites livrent des données anonymes, non datées et non référencées, de sorte que le lecteur en ignore la source. À cet égard, certains panélistes vont jusqu’à douter de l’existence de ces commentaires qui pourraient avoir été générés par l’entremise d’un logiciel (WIPO, D2021-0186, Association des Centres Distributeurs E. Leclerc – A.C.D. Lec. v. Privacy Hero Inc. / Honey Salt ltd, Pat Honeysalt, April 16, 2021, eleclerc.sucks, transfer). Toutefois, selon toutes vraisemblances, ces données sont bien importés depuis des sites tiers. En outre, certains tiers-décideurs, munis du pouvoir d’investigation qui leur est conféré par les règles de procédures UDRP, ont découvert que les informations livrées provenaient de sites tiers (WIPO, D2020-2545, M and M Direct Limited v. Pat Honey Salt, Honey Salt Limited, May 13, 2021, mandmdirect.sucks, transfer). Dans la même veine, il a été démontré que des commentaires importés sur Everything.sucks avaient été publiés en 2012 et 2013, soit plusieurs années avant l’enregistrement du nom de domaine et la création du micro-site (ibid.). En tout état de cause, qu’ils aient été rédigés de mains humaines ou qu’ils aient été générés par un algorithme, ces commentaires n’émanent pas du titulaire du nom de domaine, ce qui suffit à écarter l’intérêt légitime du titulaire du nom de domaine. En somme, le défaut de légitimité fait écho à l’absence de sincérité, de loyauté et transparence.
Par ailleurs, le procédé consistant à restreindre l’importation des données aux commentaires les plus défavorables viole l’exigence de transparence indispensable à la tenue d’un débat respectable. Ne dit-on pas que « celui qui ment et celui qui cache la vérité sont l’un et l’autre coupables : l’un, parce qu’il ne veut pas être utile ; l’autre parce qu’il cherche à nuire » ? En choisissant de ne publier que les commentaires les plus hostiles, le titulaire du nom de domaine et l’éditeur du site livrent délibérément une information incomplète, sortie de son contexte (WIPO, D2021-0769, Bureau Veritas v. Pat Honey Salt, Honey Salt Ltd, May 5, 2021, bureauveritas.sucks, transfer) et, dès lors, trompeuse. Soulignons que le caractère trompeur provient également du fait que les commentaires n’ont pas été publiés directement sur le micro-site (ibid.). Autrement dit, l’ensemble procure au public une impression trompeuse.
2.2. L’appât du gain
Chaque micro-site comporte une section qui intègre un code d’authentification destiné à faciliter le transfert du nom de domaine à tout intéressé et à titre gratuit. Des tiers-décideurs bien inspirés se sont prêtés au jeu. Ayant suivi la procédure indiquée par Everything.sucks et les bureaux d’enregistrement concernés, ils ont pu constater que les noms de domaine en question pouvaient effectivement être transférés, non pas gratuitement, mais pour une somme se hissant à plusieurs milliers de dollars (WIPO, D2020-2545, M and M Direct Limited v. Pat Honey Salt, Honey Salt Limited, May 13, 2021, mandmdirect.sucks, transfer). Dans d’autres cas, il a pu être établi que le nom de domaine litigieux était bien à vendre (WIPO, D2020-3398, Tetra Laval Holdings & Finance S.A. v. Privacy Hero Inc / Pat Honeysalt, Honey Salt Ltd., March 9, 2021, tetrapak.sucks, transfer).
La recherche du gain peut également être constatée, de manière plus indirecte, par la présence d’une colonne exposant une longue liste de liens hypertextes nommés d’après des marques, souvent célèbres. En effet, le procédé est discutable puisqu’il semble que sa seule fonction soit de générer du traffic (en ce sens, v. par ex. : WIPO, D2020-2517, Compagnie Générale des Établissements Michelin and MC PROJECTS B.V Maastricht v. Pat Honey Salt, Honey Salt Limited, March 12, 2021, bfgoodrich.sucks and uniroyal.sucks, transfer ; WIPO, D2021-0769, Bureau Veritas v. Pat Honey Salt, Honey Salt Ltd, May 5, 2021, bureauveritas.sucks, transfer).
2.3. Le dénigrement
Au-delà du caractère trompeur des informations publiées sur les micro-sites litigieux, il convient également de retenir l’intention de nuire résultant du choix de ne publier que des commentaires hostiles à la marque. L’intention de nuire est si patente que l’on ne peut sérieusement se prévaloir de la liberté d’expression. Au contraire, il s’agit bien de jeter publiquement le discrédit sur une multitude de marques, constituant ainsi une vaste opération de dénigrement. Or le fait de discréditer une marque ne confère aucun droit légitime (WIPO, D2010-0547, Wine & Spirit Education Trust (WSET) v. Domains by Proxy, Inc/ Larry Johnson, July 30, 2010, no-wset-wine-course.com, transfer). Au contraire, il s’agit bien d’un acte de mauvaise foi justifiant le transfert du nom de domaine (WIPO, D2011-0907, We Buy Any Car Limited v. Roger Masih, July 7, 2011, webuyanycarforcashtoday.com, webuyanycarnostress.com, webuyanycarrightnow.com, webuyanycarscam.com and webuyanycarstoday.com, transfer). On est tenté de rappeler que les lois et jurisprudences de nombreux États considèrent le dénigrement comme un délit civil.
2.4. La liberté d’expression comme prétexte dissimulant une intention cupide
L’extension .SUCKS est consubstantiellement liée à l’exercice de la liberté d’expression. Or la liberté d’expression n’est pas absolue et, au demeurant, elle ne l’est nulle part. Il en résulte que l’utilisation des noms de domaine .SUCKS est naturellement bornée par les mêmes frontières que celles qui délimitent l’exercice de la liberté d’expression. Par conséquent, le seul fait de choisir le .SUCKS comme extension n’autorise pas tout. Or, en l’occurrence, la société Pat Honey Salt et la supposée association Everything.sucks ont déployé un modèle économique qui, en réalité, n’est qu’un prétexte fallacieux (en ce sens, v. par ex. : WIPO, D2020-2517, Compagnie Générale des Établissements Michelin and MC PROJECTS B.V Maastricht v. Pat Honey Salt, Honey Salt Limited, March 12, 2021, bfgoodrich.sucks and uniroyal.sucks, transfer ; WIPO, D2021-0186, Association des Centres Distributeurs E. Leclerc – A.C.D. Lec. v. Privacy Hero Inc. / Honey Salt ltd, Pat Honeysalt, April 16, 2021, eleclerc.sucks, transfer ; WIPO, D2020-2545, M and M Direct Limited v. Pat Honey Salt, Honey Salt Limited, May 13, 2021, mandmdirect.sucks, transfer ; WIPO, D2021-0765, BforBank v. Privacy Hero Inc. / Pat Honey Salt, Honey Salt ltd, May 5, 2021, bforbank.sucks, transfer ; WIPO, D2021-0796, Equinor ASA v. Redacted for Privacy, Privacy Hero Inc. / Pat Honey Salt, Honey Salt ltd, May 17, 2021, statoil.sucks, transfer ; WIPO, D2020-2836, Sanofi v. Privacy Hero Inc. / Honey Salt ltd, pat honey salt, February 11, 2021, sanofi.sucks, transfer ; WIPO, D2020-2517, Compagnie Générale des Établissements Michelin and MC PROJECTS B.V Maastricht v. Pat Honey Salt, Honey Salt Limited, March 12, 2021, uniroyal.sucks, transfer) pour tenter de légitimer une des plus vastes opérations de cybersquatting connue. L’intérêt légitime brille par son absence autant que la mauvaise foi par sa flagrance. Le transfert des noms de domaine est inévitable. Évidemment, compte tenu du nombre de décisions UDRP ayant ordonné le transfert des noms de domaine, les panélistes considèrent désormais que la société Pat Honey Salt a adopté un modèle de conduite qui l’a conduite à commettre une série d’abus. laquelle constitue, en elle-même, une indice de mauvaise foi (par ex. : WIPO, D2020-2517, Compagnie Générale des Établissements Michelin and MC PROJECTS B.V Maastricht v. Pat Honey Salt, Honey Salt Limited, March 12, 2021, bfgoodrich.sucks and uniroyal.sucks, transfer ; WIPO, D2021-0186, Association des Centres Distributeurs E. Leclerc – A.C.D. Lec. v. Privacy Hero Inc. / Honey Salt ltd, Pat Honeysalt, April 16, 2021, eleclerc.sucks, transfer). Ainsi comprend-on qu’au final, nul n’est besoin de convoquer le principe de proportionnalité pour départager le droit de propriété et la liberté d’expression puisque cette dernière n’est pas exercée par la partie mise en cause.
3. Une pratique contraire au registry agreement
Le registry agreement entre l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) et Vox Populi Registry, Inc. oblige ce dernier à imposer aux bureaux d’enregistrement une clause selon laquelle les titulaires de noms de domaine .SUCKS s’engagent à ne pas utiliser ces derniers pour favoriser des pratiques trompeuses (.SUCKS Registry Agreement, Specification 11, Art. 3.a and 3.e). Compte tenu du caractère délibérément fallacieux des sites Everything.sucks (cf. supra), il parait possible de soutenir que le titulaire de ces noms de domaine viole les stipulations du contrat d’enregistrement. Par conséquent, les noms de domaine faisant l’objet d’une telle utilisation pourraient faire l’objet d’une suspension, voire d’une annulation. Dans l’hypothèse où le manquement se situerait en amont, notamment dans la relation contractuelle existant entre l’ICANN et le registre, une procédure PICDRP (Public Interest Commitment Dispute Resolution Process : icann.org) pourrait être envisagée.