La décision D2020-1786 est remarquable à plusieurs égards (OMPI, D2020-1786, Sahil Gupta v. Michal Lichtman / Domain Admin, Mrs Jello, LLC, September 15, 2020). Le nom de domaine ? Spase.com, créé en 2005 et continuellement utilisé par un ressortissant des États-Unis pour générer des revenus grâce à une page parking. Le demandeur ? Un entrepreneur ayant fondé, en 2019, aux États-Unis, une entreprise nommée Spase, Inc. L’entreprenariat requiert assurément de l’audace, de l’hardiesse même ! Mais aussi une témérité contenue.
Les arguments des parties ont amené la commission administrative, composée de trois membres, à trancher plusieurs questions, dont les suivantes : l’admissibilité d’une réponse soumise avec retard et de soumissions supplémentaires ; la portée de l’UDRP ; en l’absence de marque déposée ou enregistrée, la démonstration de l’existence d’une marque non enregistrée (common law trademark). Ce n’est pas tout. Cinq autres points méritent d’être soulignés.
1. L’insuffisance de l’antériorité du nom de domaine pour, à elle seule, faire échec à la demande de transfert
L’antériorité de la marque ne constitue pas une condition pour obtenir le transfert du nom de domaine. Néanmoins, la preuve de la mauvaise foi du défendeur est impérative. Or la mauvaise foi implique que le défendeur ait conscience du caractère prohibé de son acte, d’où découle l’obligation, pour le demandeur, de démontrer que la partie adverse connaissait la marque concernée au jour de l’enregistrement du nom de domaine.
L’outil de référence, la synthèse du Centre d’Arbitrage et de Médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (WIPO Jurisprudential Overview 3.0), identifie les scénarios dans lesquels, exceptionnellement, la postériorité de la marque ne fait pas obstacle à la demande de transfert. Il en va ainsi lorsque le nom de domaine a été enregistré « (i) peu de temps avant ou après l’annonce d’une fusion d’entreprise, (ii) suite à la connaissance d’initié de l’intimé (par exemple, un ancien employé), (iii) suite à une attention médiatique importante (par exemple, dans le cadre d’un lancement de produit ou d’un événement important), ou (iv) après le dépôt par le plaignant d’une demande de marque » (WIPO Jurisprudential Overview 3.0, 3.8.2). Le dénominateur commun demeure la connaissance de la marque par le défendeur.
En l’occurrence, le défendeur n’avait, semble-t-il, jamais été lié, de quelque manière que ce soit, au demandeur. Par ailleurs, le nom de domaine avait été enregistré quatorze ans avant la naissance de la marque qui, au demeurant, n’est pas une marque déposée (ce qui, au demeurant, peut rendre la recherche d’antériorités plus aléatoire). Dans ces conditions, rien ne permettait au demandeur de prouver que le défendeur, à un moment quelconque, avait eu connaissance de la marque en question. Autrement dit, toute démonstration de la mauvaise foi était vaine.
2. La référence à la jurisprudence booking.com
Le défendeur arguait du caractère générique du terme composant le nom de domaine, à savoir « spase », qui signifierait « sauvegarder » en bosniaque. L’argument n’a pas convaincu la commission administrative. Elle a, cependant, saisi l’occasionpour importer la toute récente jurisprudence Booking.com dans le régime juridique de l’UDRP :
« la Cour suprême des États-Unis a récemment rendu une décision concernant les marques dans United States Patent & Trademark Office c. Booking.com BV, n ° 19-46, 2020 WL 3518365, au *3 (États-Unis 30 juin 2020), dans laquelle la Cour a jugé que la question de savoir si un terme est générique dépend de la façon dont les consommateurs perçoivent ledit terme ».
La référence à l’arrêt Booking.com n’est pas choquante en soi puisque les parties au litige sont soumises au droit des États-Unis. Mais encore faut-il le préciser pour éviter un effet boule de neige qui pourrait revenir à appliquer une solution de la Cour suprême des États-Unis dans des litiges comportant un élément d’extranéité aussi déterminant que la nationalité d’une partie.
3. Le défaut de « récidive »
En l’occurrence, le demandeur souhaitait voir la commission administrative dire que le défendeur s’était placé dans une position de « récidiviste ». Cette situation est régie par l’article 4.b(ii) des principes UDRP. Le paragraphe 3.1.2. de la synthèse de l’OMPI apporte des précisions (WIPO Jurisprudential Overview 3.0, 3.1.2.).
Le défendeur est un habitué des prétoires UDRP : dix-sept procédures à l’OMPI et au NAF, dont neuf demandes rejetées et huit transferts accordés.
Parmi les décisions ayant abouti à des transferts, certaines peuvent donner lieu à contestation tant le caractère générique ou descriptif est patent : camilla.com, milly.com, hockeycanada.com et beam.com. Malgré tout, l’utilisation du nom de domaine (le plus souvent, des pages parking avec liens commerciaux) a convaincu les panélistes de la mauvaise foi du défendeur. Pourtant, dans bien des cas, et en particulier en présence de noms de domaine composés de mots génériques ou descriptifs, c’est bien la génération automatique de liens commerciaux qui révèle l’existence de la marque en ce qu’elle s’incruste dans lesdits liens, soit postérieurement à l’enregistrement du nom de domaine. Cette situation pose un problème difficilement soluble pour le panéliste amené à se prononcer en vertu de l’article 4.b(ii) des principes UDRP. En tout état de cause, il ne saurait remettre en question l’autorité de la chose jugée.
4. Le caractère abusif de la demande
La demande avait-elle été initiée de manière abusive ? L’article 15(e) des Règles de procédure permet au panéliste de se prononcer sur le caractère abusif de la demande. Il peut et, selon nous, doit soulever la question d’office lorsque les circonstances de l’espèce l’y invitent (en ce sens, v., par ex., « Orizon.com : une UDRP atypique », iptwins.com, 2020-09-05).
En l’occurrence, la commission a décidé que la plainte, dépourvue de fondement, avait été déposée de mauvaise foi. À cet égard, la commission a souligné les circonstances suivantes : i) une utilisation immuable du nom de domaine pendant quatorze ans ; ii) le dépôt de la plainte comme ultime recours après échec des négociations portant sur le prix de vente du nom de domaine.