Le Groupe Richemont, main dans la main avec quelques-unes des maisons qui le compose (Cartier, Mont-Blanc, Officine Panerai, Vacheron Constantin, Piaget et IWC Schaffhausen), avait identifié des sites Internet commercialisant des montres sur lesquelles leurs marques étaient apposées sans leur consentement, à savoir contrefaconmontre.com, repliquefrance.com et repliquemontre.cn. Après y avoir été autorisé, le Groupe Richemont a assigné en référé les sociétés Orange, Bouygues Telecom, SFR et Free devant ce qui s’appelait encore le Président le Tribunal de grande instance de Paris (entre temps, l’institution a été rebaptisée « Président du tribunal judiciaire de Paris »). Orange, Bouygues Telecom, SFR et Free sont des fournisseurs d’accès à l’Internet (FAI) pour la France. À l’évidence, le Groupe Richemont ne poursuivait pas les FAI pour contrefaçon, mais souhaitait qu’il leur soit enjoint de procéder à toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’accessibilité des sites Internet concernés sur le territoire français.
Le Président du Tribunal judiciaire de Paris a rendu son ordonnance le 8 janvier 2020 (Legalis.net). Les débats ont porté sur : le fondement de la demande de blocage ; le trouble manifestement illicite ; et les mesures de blocage sollicitées. Le Groupe Richemont a obtenu gain de cause, mais nous verrons que le chemin était semé d’embûches et que les mesures accordées, bien qu’indispensables, ne peuvent produire qu’un résultat partiel.
Le fondement de la demande de blocage
Le Groupe Richemont a formulé sa demande en visant les articles 6.I.5 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) et 809 du Code de procédure civile (CPC). Les sociétés Bouygues Telecom, SFR et Free ne se sont pas opposées à ce fondement. En revanche, la société Orange l’a contesté en faisant valoir que le référé interdiction (article L. 716-6 du Code de la propriété intellectuelle, CPI), disposition qualifiée de « spéciale », devait écarter l’application des articles 6.I.5 de la LCEN et 809 du CPC. Pour rappel, l’article L. 716-6 du CPI est, quant à lui, la transposition de l’article 9 de la directive 2004/48/CE du 24 avril 2004. En résumé, pour le Président du Tribunal judiciaire de Paris, les dispositions de la directive 2004/48 n’affectent pas celles de la directive 2000/31, de sorte que les dispositions du Code de la propriété intellectuelle n’affectent pas celles de la LCEN :
« la société ORANGE échoue à démontrer que tant le législateur européen que le législateur national auraient nécessairement et implicitement entendu écarter respectivement les dispositions de la directive 2000/31/CE et les dispositions de l’article 6.I.8° de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, en énonçant une règle spéciale en matière de marques, à l’article 9 de la directive 2004/48/CE et à l’article L.716-6 du code de la propriété intellectuelle. Les demandes de blocage de l’accès à certains noms de domaine faites par les sociétés demanderesses peuvent de ce fait reposer sur le fondement des articles 809 du code de procédure civile et 6.I.8° de la loi pour la confiance dans l’économie numérique ».
Le trouble manifestement illicite
La preuve de l’existence d’un trouble manifestement illicite impliquait la démonstration, d’une part, de l’accessibilité desdits sites Internet sur le territoire français et, d’autre part, de la contrefaçon.
S’agissant de l’accessibilité des sites sur le territoire français, le faisceau d’indices a été constitué avec les éléments suivants :
- les noms de domaine rédigés en langue française ;
- les sites Internet rédigés en langue française ; et
- l’affichage des prix en euros.
Observons que l’extension .CN (Chine) du nom de domaine repliquemontre.cn n’a pas constitué un obstacle à la reconnaissance de l’accessibilité du site pour les consommateurs français pour la simple raison que ce nom de domaine était rédigé en français.
Quant à l’illicéité, il suffisait d’observer que les auteurs/éditeurs des sites contrefaconmontre.com, repliquefrance.com et repliquemontre.cn s’étaient employés à utiliser la richesse du champ lexical de la contrefaçon avec, outre « contrefaçon », des mots tels que « copie », « réplique », « faux », « fausse », « pas cher » ou encore « promo ». À noter que le but des contrefacteurs est évidemment de renforcer le référencement de leurs sites de manière à apparaître favorablement dans les résultats des moteurs de recherche.
Le blocage des sites
L’article 6-8 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique dispose :
« l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne physique ou morale qui assure, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ou, à défaut, toute personne dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne. »
Le Président du Tribunal judiciaire de Paris a rappelé que le principe de subsidiarité « suppose que celui qui se prétend victime d’une atteinte à ses droits et qui sollicite une mesure auprès des fournisseurs d’accès à internet établisse l’impossibilité d’agir efficacement et rapidement contre l’hébergeur, de même que contre l’éditeur ou l’auteur du contenu litigieux ».
Le Groupe Richemont a su démontrer qu’il avait déployé tous les moyens qu’il avait en sa possession pour faire cesser les atteintes à ses droits de marque.
En effet, il avait sollicité les hébergeurs des sites litigieux, à savoir Cloudfare, Inc. (pour contrefaconmontre.com), Enzu Inc. (pour repliquefrance.com) et Choopa, LLC (également pour repliquefrance.com), afin qu’il soit procédé à leur blocage. La notification auprès de Enzu Inc. avait permis d’obtenir le blocage de repliquefrance.com. Toutefois, par la suite, les auteurs/éditeurs de ce dernier avaient vraisemblablement déménagé chez la société Choopa, laquelle n’a pas donné suite aux notifications du Groupe Richemont. De même, la notification faite par le ce dernier à Cloudfare pour le site contrefaconmontre.com avait été infructueuse.
Par ailleurs, le Groupe Richemont avait adressé un courrier de mise en demeure à l’adresse électronique figurant sur la fiche whois du nom de domaine repliquemontre.cn. Mais cette tentative s’était avérée infructueuse.
Enfin, le juge a également relevé que les concepteurs des sites concernés, ayant bien évidemment conscience de leur caractère illicite, avaient tout fait pour demeurer injoignables : défaut des mentions légales obligatoires, absence de point de contact et noms de domaine enregistrés de manière anonyme.
Il en a conclu, d’une part, que le Groupe Richemont avait justifié qu’il se trouvait « dans l’impossibilité de formuler à l’encontre des auteurs et/ou des éditeurs de ces sites, des demandes de condamnation sous astreinte à faire cesser le dommage allégué » et, d’autre part, que « la mesure de blocage des noms de domaine repliquefrance.com et contrefaconmontre.fr à l’encontre des fournisseurs d’accès à internet s’av[érait] strictement nécessaire ».
On en vient alors à la mesure d’injonction :
« il sera enjoint aux [FAI] de mettre en oeuvre et/ou faire mettre en oeuvre, toutes mesures propres à empêcher l’accès, à partir du territoire français, par leurs abonnés, à raison d’un contrat souscrit sur ce territoire, par tout moyen efficace de leur choix, aux noms de domaine contrefaconmontre.com, repliquemontre.fr et repliquemontre.cn. Ces mesures devront être mises en oeuvre sans délai, et au plus tard à l’expiration d’un délai de 15 jours suivant la signification de la présente décision, et pendant une durée de 12 mois ».
Il ressort de l’ordonnance que les sociétés demanderesses avaient, un temps, introduit dans leur demande une astreinte accompagnée de sanctions financières par jour de retard dans l’accomplissement du blocage des sites illicites. Cependant, il apparaît que le Groupe Richemont a abandonné cette demande. Il faut s’en féliciter car la lutte contre la contrefaçon, pour être efficace, requiert une coopération paisible de l’ensemble des acteurs.
Des mesures insuffisantes
Les propriétaires des marques contrefaites ont obtenu gain de cause, ce dont il faut se réjouir. Toutefois, le blocage des sites sur le seul territoire français est-il suffisant ? Une chose est certaine : cette mesure paraissait indispensable tant le marché français était ciblé par les contrefacteurs. Indispensable car il importait, en effet, d’exercer les mesures les plus radicales afin de protéger l’investissement, réduire les pertes financière et préserver l’image des marques. Indispensable, certes, mais insuffisante, et ce pour deux raisons au moins.
Premièrement, les études les plus récentes de l’Organisation internationale de la Francophonie estiment à plus de 300 millions le nombre de locuteurs (Organisation internationale de la Francophonie, La langue française dans le monde 2015-2018, Gallimard, 2019, p. 13). Autrement dit, le blocage rend les sites inaccessibles à seulement 22% des francophones, nonobstant le fait que l’achat d’une montre ne requiert pas systématiquement une grande maîtrise de la langue dans laquelle l’offre de vente est rédigée. Bien-sûr, pour aboutir à des résultats plus satisfaisants, il faudrait également prendre en considération le taux de pénétration d’Internet et le pouvoir d’achat. Dans le même ordre d’idée, on pourrait s’interroger sur l’efficacité réelle d’une mesure de blocage qui serait prononcée par un juge américain ou par un juge anglais. Certes, les marchés ciblés demeurent indéniablement l’Europe et l’Amérique du nord, mais il ne faut pas perdre de vue que les contrefacteurs investissent progressivement des marchés émergents. À cet égard, l’invraisemblable progression de la contrefaçon de médicaments sur le continent africain constitue un exemple aussi saillant que funeste.
Secondement, les auteurs/éditeurs de sites illicites sont toujours libres de papillonner d’hébergeur en hébergeur. À cela s’ajoute l’infinie possibilité d’enregistrer et d’utiliser de nouveaux noms de domaine. Pour lutter véritablement contre la contrefaçon, les titulaires de droits de propriété intellectuelle ne peuvent compter que sur les instruments internationaux. Or parmi la myriade de traités bilatéraux et multilatéraux qui ont plus ou moins vocation à protéger et à valoriser la propriété intellectuelle, aucun n’a exclusivement pour objectif la lutte contre la contrefaçon à une échelle globale. Pourtant, un tel outil s’impose. Il pourrait, a minima, renforcer la coopération internationale (notamment en ce qui concerne les renseignements nécessaires à l’identification des contrefacteurs) et garantir la reconnaissance et l’exécution des jugements dans tous les pays signataires, ce qui permettrait, en outre, de garantir un certain niveau de sanction et d’indemnisation. D’autres mesures mériteraient d’être adoptées, au premier rang desquelles devraient figurer : i) la vérification de l’identité des commerçants et ; ii) l’interdiction de recourir à des moyens de paiement anonymes pour acheter des noms de domaine ou pour payer un hébergeur. La coopération bienveillante des acteurs du secteur banque/finance est cruciale.
Il faut admettre que, malgré toute la bonne volonté des très nombreuses institutions quotidiennement impliquées dans un ensemble coopératif tentaculaire global, les résultats de la lutte contre la contrefaçon resteront fragmentaires tant que les États ne se seront pas armés d’un instrument international spécifiquement dédié à cette cause.