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Pru.com : d’imprudence en imprudence


Pru.com fut créé en 1997. Ce nom de domaine appartient au club très fermé de ceux dont la valeur marchande est inversement proportionnelle au nombre de caractères qui les composent. Bien que convoités, la propension de tels signes d’affaire à exclure est réduite par l’existence d’homonymes. Autrement dit, une marque n’incorporant que trois lettres, c’est catchy, mais c’est fragile. Apporter de la substance à une telle marque requiert des investissements considérables à un niveau, si ce n’est global, à tout le moins transnational. Telle est la stratégie que la Prudential Insurance Company of America (« Prudential ») a adoptée s’agissant de sa marque « PRU », créée en 2002. Cependant, Prudential avait un caillou dans la chaussure : pru.com n’était pas disponible ! Un « coup de bluff », puis un « coup de bol » et tout rentre dans l’ordre en 2023 à l’issue d’une procédure judiciaire qui aurait pu être évitée si quelques imprudences n’avaient pas été commises.

Pru.com : la pièce manquante

Depuis 2002, Prudential a développé sa marque « PRU » qui correspond également au ticker par lequel on s’échange ses actions au New York Stock Exchange (NYSE). Développer une telle marque requiert de la consistance, de la diligence, de la cohérence et de la patience. Ainsi, Prudential a obtenu le transfert du nom de domaine <pru.us> à l’issue d’une procédure UDRP âprement discutée (Forum, FA1106001392709, The Prudential Insurance Company of America v. Konstantinos Zournas, July 26, 2011, <pru.us>, transfer, panelists Daniel B. Banks, Jr. (chair), Carol Stonern, and Diane Campbell (dissenting opinion)) et qui a pu être perçue comme un avertissement. En effet, étant donné l’observation selon laquelle plus le nom est court, moins les chances de succès sont grandes (observation souvent vérifiée et que nous démontrerons prochainement), Prudential pouvait se réjouir de cette décision de transfert, prononcée de justesse. Par la suite, Prudential a acquis notamment le domaine de premier niveau .PRU dont la délégation a été consacrée le 25 juillet 2016 (Delegation report for .pru : icann.org). L’opération était indispensable compte tenu de la vulnérabilité de la marque face à de possibles homonymes. D’autres entreprises se trouvant dans une situation semblable ont très opportunément pris les mesures nécessaires pour s’assurer de l’exclusivité sur le domaine de premier niveau de leur(s) marque(s) phare(s), dont l’American Automobile Association (.AAA) et les Mutuelles du Mans Assurance (.MMA) sont les exemples les plus éloquents. Prudential déploie donc des ressources substantielles pour donner à sa marque « PRU » de la cohérence. Toutefois, lorsque Prudential a lancé sa marque « PRU » en 2002, elle ne détenait pas pru.com, alors exploité par une entreprise texane.


Capture d'écran de pru.com réalisée par Wayback Machine (Archive.org) le 16 septembre 2001
Capture d’écran de pru.com réalisée par Wayback Machine (Archive.org) le 16 septembre 2001

Développer une marque à portée globale sans s’assurer de contrôler le nom de domaine équivalent dans l’extension .com, qui était alors et demeure toujours l’extension phare, il faut reconnaître que le pari était audacieux. Néanmoins, forte de sa capacité financière et dotée d’une volonté implacable de développer la marque « PRU », l’acquisition de pru.com n’aurait dû être qu’une question de temps et d’opportunité.

Pru.com « à vendre » : l’occasion manquée

On peut naturellement imaginer que, depuis 2002, Prudential n’a jamais cessé de surveiller pru.com avec toute la diligence requise. Toutefois, la surveillance de pru.com n’était manifestement pas à la hauteur des ambitions du propriétaire de la marque « PRU ». En effet, Prudential n’a pas su saisir l’occasion lorsque, vers la fin de l’année 2016, le nom de domaine fut mis en vente comme nom premium (car c’en est un du fait de ses qualités intrinsèques), sur la plateforme d’intermédiation Sedo.


Capture d'écran de pru.com réalisée par Wayback Machine (Archive.org) le 2 décembre 2016
Capture d’cran de pru.com réalisée par Wayback Machine (Archive.org) le 2 décembre 2016

La mise fut remportée dans le courant de l’année 2017 pour le compte d’une société chinoise appelée Shenzhen Stone Network Information (« SSN »), laquelle aurait déboursé 100 000 USD. On peine à trouver les raisons qui ont empêché Prudential d’acquérir ce nom si convoité. Dans ce cas particulier, la valeur subjective (la valeur du nom aux yeux de Prudential pour valoriser sa marque « PRU ») est certainement supérieure à la valeur objective (la valeur du nom de domaine eu égard à ses qualités intrinsèques). En pareille situation, il aurait suffi à Prudential d’acheter pru.com, si nécessaire à hauteur de quelques centaines de milliers de dollars, évaluation parfaitement raisonnable au regard des enjeux pour la valorisation de la marque « PRU ». Au surplus, il n’est pas inutile de rappeler que les caractéristiques intrinsèques du nom de domaine définissent sa valeur sur le marché. Ainsi, il n’est pas rare que les noms composés de trois caractères soient valorisés au-delà de 100 000 USD, comme le démontre les données ci-dessous.

La procédure extrajudiciaire : le « coup de bluff »

En réalité, c’est tardivement, en mars 2020, que Prudential a tenté d’acquérir <pru.com> en prenant l’initiative de faire une offre anonyme à SSN. L’approche anonyme était la plus appropriée : la valeur subjective étant supérieure à la valeur objective, l’anonymat peut contribuer à réduire le prix d’acquisition. Cependant, SSN rejeta cette offre et, quelques jours plus tard, Prudential déposa une plainte UDRP (Uniform Domain Name Dispute Resolution Policy) auprès du Centre d’Arbitrage et de Médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). La plainte avait pour effet et, vraisemblablement pour objet principal, si ce n’est unique, de bloquer le nom de domaine pour empêcher tout transfert à un tiers. Une fois le nom de domaine gelé, Prudential était en position de proposer une nouvelle offre, à hauteur de 50 000 USD. Cette offre fut également rejetée par SSN. Il faut reconnaître qu’aux yeux du marché, elle pouvait paraître bien peu généreuse, voire dérisoire puisque émanant de Prudential.  Cette dernière se trouvait alors dans une impasse : en allant au bout de la procédure UDRP, elle faisait face à un risque élevé de rejet de sa plainte.

À ce stade, il importe de savoir quelle utilisation SSN faisait du nom de domaine. Premièrement, ce dernier menait à une page parking qui, aux États-Unis, affichait des liens hypertextes vers des concurrents de Prudential. Or il convient de rappeler que, pour la quasi-totalité des prestataires, le contenu des pages parking est, par défaut, déterminé de manière automatique. La présence de liens vers des sites concurrents ne relevait donc pas nécessairement d’un choix délibéré de SSN, mais plutôt des algorithmes concoctés par le prestataire en fonction notamment du territoire de l’internaute qui consulte la page concernée. Il en résulte qu’il est fort probable que ces liens étaient différents depuis le territoire chinois. Deuxièmement, le nom de domaine était à vendre, certes, mais il ne s’agit pas, en soi, d’une pratique contraire à la loi. Les circonstances auraient donc pu être interprétées de manière favorable à SSN. Toutefois, cette dernière a commis plusieurs erreurs, dont deux que l’on peut qualifier de majeures. En premier lieu, SSN envisageait d’utiliser pru.com pour délivrer de l’information financière. Cet argument ne pouvait certainement pas jouer en sa faveur, et ce pour deux raisons. D’une part, sans aller jusqu’à empiéter sur les services de Prudential, SSN se plaçait maladroitement dans la sphère financière. Les pieds dans le plat ! D’autre part, SSN n’était pas en mesure d’apporter le moindre commencement de preuve susceptible d’attester de la réalité d’un tel projet. En second lieu, SSN avait affirmé avoir reçu une offre à six chiffres provenant d’un tiers, mais là encore SSN n’a pas été capable d’apporter quelque preuve que ce soit à ce sujet, à moins que ladite offre eut été frappée du sceau de la confidentialité, scénario plausible.

Malgré les errements de SSN et les incertitudes qu’elle faisait peser sur sa bonne foi, le succès de Prudential n’était pas garanti. Le chemin vers le transfert du nom de domaine demeurait parsemé de doutes, à tel point que Prudential fit clôturer la procédure extrajudiciaire pour commencer une procédure judiciaire, aux États-Unis. C’est ainsi que Prudential assigna SSN devant une juridiction de l’État de Virginie sur divers fondements d’atteinte au droit de marque (Anti-Cybersquatting Consumer Protection Act ou « ACPA » et Lanham Act). Outre les aléas de l’UDRP (dans le cas bien précis de pru.com), lorsque le montant de la transaction dépasse un certain seuil, le recours à la procédure étatique devient profitable.

La procédure judiciaire : le « coup de bol »

Dans une décision datée du 30 juin 2021, le juge de première instance avait donné gain de cause à Prudential et ordonné le transfert de pru.com au vainqueur (United States District Court for the Eastern District of Virginia, at   Alexandria, T. S. Ellis, III, Senior District Judge (1:20-cv-00450-TSE-MSN)), à la suite de quoi SSN a interjeté appel. Le 24 janvier 2023, la cour a confirmé la décision de première instance pour des motifs que nous allons tenter de résumer (The Prudential Insurance Company of America v. Shenzhen Stone Network Information Ltd., No. 21-1823 (4th Cir. 2023).

L’ACPA prévoit neuf facteurs qu’une juridiction peut prendre en considération dans l’exercice visant à rechercher si un nom de domaine a été enregistré de mauvaise foi. Lesdits facteurs, non exclusifs, doivent être appréciés selon la méthode générale de pondération. En l’occurrence, la cour a considéré que huit facteurs allaient à l’encontre de la position de SSN.

SSN a tenté de bénéficier des dispositions exonératrices de l’ACPA en brandissant des dépôts de marques pour le signe « PRU » au Royaume-Uni, en Australie, en Nouvelle-Zélande et même aux États-Unis. Cependant, ces dépôts datant de juin 2020, concomitants à l’ouverture de la procédure judiciaire, la cour a jugé qu’ils ne permettaient pas à SSN de se voir reconnaître des droits sur le signe « PRU ».

Il paraît possible d’avancer l’idée selon laquelle, dans cette affaire, Prudential doit son salut aux multiples erreurs de SSN : le maintien de la configuration de la page parking comportant des liens hypertextes définis par défaut ; le choix d’un projet en relation avec le monde de la finance ; la modification des données WhoIs et le dépôt de marques « PRU ». En effet, les domainers détenant des noms de domaine à trois caractères ou moins, conscients de la valeur de ces derniers, agissent de manière rationnelle et prudente. Ainsi, à l’heure actuelle, le nom de domaine pro.org ne contient pas de liens commerciaux. On peut également avancer que Prudential aurait pu s’épargner ces obstacles en plaçant le nom de domaine pru.com sous surveillance et en l’acquérant immédiatement après sa mise en vente à la fin de l’année 2016.

L’interprétation du terme « enregistrement » dans l’ACPA

Enfin, la cour a permis à une jurisprudence divisée de progresser sur le point de savoir si le terme « enregistrement » pouvait être étendu à celui de « renouvellement ».  (voir aussi « États-Unis : une interprétation stricte du mot « enregistrement » de nom de domaine dans l’ACPA excluant de facto l’acte d’acquisition », iptwins.com, 2021-05-07). Concrètement, SSN faisait valoir que la portée de l’ACPA était limitée aux seuls noms de domaine enregistrés, par opposition aux noms « acquis » ou « renouvelés ». Au soutien de son raisonnement, SSN faisait référence à GoPets Ltd. c. Hise (657 F.3d 1024, 1026, 9th Cir. 2011). La cour a balayé la position de SSN avec des arguments imparables. Premièrement, elle a rappelé que l’ACPA, comme tout autre texte de nature législative, doit être interprété de manière à le rendre efficace eu égard aux objectifs fixés. Or l’ACPA vise à lutter contre le cybersquatting, pour le bien des consommateurs. Il s’ensuit que le terme « enregistrement » doit englober les renouvellements. Cette position est également partagée par les juges des 3e (Schmidheiny c. Weber 319 F.3d 581, 582, 3rd Cir. 2003) et 11e circuits (810 F.3d 767, 777 (11e Cir. 2015)). Et la cour d’ajouter fort justement qu’il serait absurde de ne pas inclure les renouvellements dans l’ACPA. Au final, la cour a adopté la solution suivante :

« En conséquence, nous nous joignons aux troisième et onzième circuits pour conclure que le terme « enregistrement » et ses dérivés s’étendent à chaque enregistrement d’un nom de domaine, y compris l’enregistrement initial et tout renouvellement ultérieur. Lorsqu’un enregistrement successif d’un nom de domaine litigieux est postérieur à l’enregistrement de la marque correspondante, le titulaire de la marque peut démontrer que l’enregistrement successif a été effectué de mauvaise foi. Cette interprétation va dans le sens de l’objectif de l’ACPA d’éliminer le cybersquattage et de protéger les entreprises, les consommateurs et le commerce en ligne américains ».

Cette question du renouvellement se pose également dans des termes similaires en droit chinois, point sur lequel nous avons eu l’occasion de prendre position à plusieurs reprises :