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« Cryptobiens » et contrefaçon : à la recherche du juge compétent


Depuis une trentaine d’années, les spécialistes du droit international privé comparé tentent de trouver une solution uniforme aux questions de compétence et de loi applicable en présence d’une situation contractuelle ou délictuelle générée dans un environnement numérique. La plupart des États ont adopté une solution conforme à la culture juridique qui les définissent, d’où il résulte que des disparités subsistent. Quoiqu’il en soit, point de terra nullius : les autorités étatiques (législateurs et juges) ont su contrecarrer les velléités d’un courant libertaire, défendeur d’un Internet a-national mais également pourfendeur des institutions.

Les questions de compétence et de loi applicable se renouvellent dans les environnements numériques élaborés suivant les protocoles propres aux technologies du registre distribué (distributed ledger technologies ou DLT), dont la blockchain. D’où la question suivante : comment déterminer le tribunal compétent en cas de contrefaçon d’un droit de propriété intellectuelle perpétrée dans le cadre d’une DLT ? La difficulté provient du caractère distribué ou décentralisé du bien immatériel constitutif de la contrefaçon puisque, compte de sa nature, ce dernier est doté d’ubiquité. Autrement dit, le bien immatériel contrefaisant est partout à la fois, ce qui, en droit international privé, équivaut à nulle part. Les règles de conflits de juridictions proposent plusieurs solutions.

La première concerne les clauses de règlement des litiges. Ainsi, la clause d’élection de for, lorsqu’elle est conforme au droit applicable, doit être respectée par le juge amené à la mettre en œuvre. Cependant, il est peu probable que le titulaire du droit de propriété intellectuelle et le contrefacteur s’entendent sur un tribunal compétent. À tout le moins pourrait-on imaginer des clauses attributives de juridiction dans les contrats entre, d’une part, le contrefacteur et, d’autre part, une plateforme intermédiaire (par exemple, une plateforme de mise en relation entre vendeurs et acheteurs de NFT ou de noms de domaine décentralisés telles qu’Opensea, Rarible ou Polygon). Cependant, en pareille hypothèse, la clause serait inopposable au demandeur.

Le forum rei et la question de l’identification du défendeur. – En l’absence de clause de règlement des litiges, la solution de principe commune à de nombreux systèmes juridiques consacre le tribunal du domicile ou lieu de résidence habituel du défendeur. La règle est souvent présentée comme équitable en raison de la qualité de défenderesse de la personne poursuivie. Cependant, au sein d’une architecture fondée sur une DLT, la localisation du forum rei est compliquée par deux obstacles. Premièrement, par définition, la décentralisation aboutit à une pluralité de fors possibles. Une solution pourrait consister focaliser l’attention sur la clé publique (ou une adresse qui en résulte) ayant servi à commettre le délit. Toutefois, en l’état actuel de la technique et des législations en vigueur, il semblerait que la localisation de la clé publique, à supposer qu’on y parvienne, ne permette pas d’identifier l’auteur du délit de manière infaillible. Et c’est l’objet du prochain obstacle. Secondement, la localisation du défendeur est interdépendante de son identification. Or, au sein d’une architecture fondée sur une DLT, la garantie de l’anonymat semble être érigée en dogme. Le Web2 facilite l’anonymat et crée un sentiment d’impunité, mais la justice a le pouvoir d’ordonner aux intermédiaires de divulguer des informations permettant l’identification et la condamnation des auteurs de délits. En revanche, le Web3 s’édifie sur le système pair à pair, de sorte que les intermédiaires ne sont pas utiles à l’infrastructure. En outre, dans la cryptosphère, l’anonymat et l’impunité semblent garantis, du moins en l’état actuel de la technique et des législations en vigueur. Autrement dit, tout est fait pour limiter les possibilités d’identification et de localisation des acteurs, y compris les auteurs de délits. Pourtant, la cryptosphère n’est pas dénuée d’intermédiaires. En effet, certaines entreprises fournissent des services de créations de noms de domaine décentralisés, tandis que d’autres facilitent la création et l’échange de « crypto biens » comme des NFT et de noms de domaine décentralisés. En présence d’un tel intermédiaire, à supposer que ce dernier puisse être poursuivi en cette qualité – ce qui n’est pas exclu –, le tribunal compétent pourrait donc être celui du siège social de l’entreprise ayant facilité la création ou la promotion du nom de domaine ou du NFT contrefaisant.

Que penser du tribunal du lieu de l’évènement causal ? Dans certains systèmes juridiques, le juge dans le ressort duquel l’évènement causal s’est produit est compétent pour se prononcer sur l’intégralité du dommage subi, ce qui constitue un avantage considérable dans le contexte de plurilocalisation du préjudice propre aux réseaux. En effet, dans cette solution permet à la victime de contrefaçon de saisir un seul juge qui, dans le cadre d’une procédure judiciaire unique, a donc le pouvoir de se prononcer sur l’intégralité du préjudice subi, c’est-à-dire partout où le droit de propriété intellectuelle a été violé, bien qu’effectivement et valablement protégé. Dans l’hypothèse d’un cryptobien contrefaisant un droit de propriété intellectuelle, l’évènement causal renvoie à la création (minting) de ce bien, laquelle concorde avec l’inscription des données, le plus souvent, sur le système de fichier interplanétaire (InterPlanetary File System ou IPFS). L’IPFS est un protocole pair à pair qui a notamment pour principe de distribuer simultanément des copies d’un fichier dans plusieurs nœuds se trouvant dans des machines probablement situées dans des États différents. De telles conditions ne permettent pas de localiser le fait générateur de manière certaine. L’identification du tribunal du lieu de l’évènement causal paraît donc compromise.

Malgré tout, on peut se demander si, dans certaines hypothèses, l’adresse IP ne pourrait pas être utilisée pour identifier/géolocaliser l’auteur de la contrefaçon. Cette hypothèse est envisageable lorsque le cryptobien litigieux a été créé à l’aide d’une plateforme (par exemple, Opensea fournit cette fonction). Toutefois, il convient de garder à l’esprit que l’adresse IP en question pourrait avoir été louée, ce qui rendrait les choses encore un peu plus complexes.

Une dernière solution consisterait à retenir le tribunal du lieu de la matérialisation du dommage, c’est-à-dire celui dans le ressort duquel le dommage a été subi. Dans plusieurs systèmes juridiques, deux théories s’opposent : celle de l’accessibilité et celle de la focalisation. La théorie de l’accessibilité permet au juge saisi de retenir sa compétence du simple fait de l’accessibilité du contenu litigieux dans le ressort de sa juridiction. À l’inverse, la théorie de la focalisation donne compétence au tribunal dans le ressort duquel le public est visé de manière intentionnelle par l’émetteur du contenu litigieux. La méthode de détermination du public visé est celle d’un faisceau d’indices tels que le nom de domaine, la devise ou la langue du contenu litigieux. À titre d’exemple, le projet français de code de droit international privé consacre la théorie de l’accessibilité en principe (l’article 105 spécifique aux questions de propriété intellectuelle renvoie au principe général consacré à l’article 93 : justice.gouv.fr). Cependant, ce principe est accompagné d’un corolaire : le juge saisi au titre du lieu de survenance du dommage ne peut connaître que de la portion du dommage causé dans le ressort de sa compétence. Pour obtenir réparation intégrale du préjudice subi sur l’ensemble des territoires dans lesquels le droit de propriété intellectuelle concerné est protégé, la victime de la contrefaçon dispose de deux options. La première consisterait à saisir le tribunal du lieu de l’évènement causal. Toutefois, comme nous l’avons évoqué, la localisation de l’évènement causal paraît, si ce n’est illusoire, à tout le moins complexe. Faute de mieux, la seconde option reviendrait à saisir, par monts et par vaux, chaque tribunal dans le ressort duquel l’atteinte au droit de propriété intellectuelle est constatée, ce qui poserait un problème sérieux d’accès à la justice. Le titulaire du droit de propriété intellectuelle n’aurait d’autre choix que de se livrer à un forum shopping pour évaluer ses chances d’indemnisation et ne saisir que la juridiction qui lui octroierait la réparation la plus importante, à défaut de pouvoir obtenir une réparation intégrale.

Les DLT exacerbent la complexité des questions liées aux conflits de juridiction dans l’environnement numérique. La clé semble se trouver dans l’identification des auteurs de délits commis dans la cryptosphère. Certes, le droit à l’anonymat constitue un pilier des distributed ledger technologies. Toutefois, aussi fondamental soit-il, le droit à l’anonymat n’est pas absolu. Bien entendu, la question dépasse de très loin les enjeux liés à la propriété intellectuelle. Les acteurs du Web1 et du Web2 ont été contraints de participer à l’identification des auteurs de cyberdélits et de cybercrimes. On avance ici ou là que la cryptosphère serait dénuée d’intermédiaires. Ce n’est pas tout à fait vrai, en particulier si l’on considère le déjà vaste écosystème sur lequel repose l’économie des cryptobiens. À défaut de pouvoir identifier l’auteur d’une contrefaçon et dans l’impossibilité de localiser son domicile ou son lieu de résidence habituel, il pourrait être envisagé d’impliquer ces intermédiaires à la fois dans le choix de la règle de conflit de juridictions et sur le terrain de la responsabilité.