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Le nom géographique d’importance nationale : bien commun ou monopole privé ?



L’affaire « France.com » a marqué les esprits. Elle constitue peut-être également un tournant dans le régime juridique de cette catégorie de signes que, dans les couloirs diplomatiques, on appelle désormais « noms géographiques d’importance nationale ».

À ce jour, l’instrument international qui se rapproche le plus de la protection des noms de pays est l’article 6ter de la Convention de Paris pour la protection de la Propriété Industrielle du 20 mars 1883. Ce dernier prohibe le dépôt, sans autorisation préalable, de marques reproduisant les drapeaux, emblèmes et signes héraldiques des États signataires. Quant à l’Accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle liés au Commerce (ADPIC) du 15 avril 1994, il est muet sur la question. Il faut noter que le premier a été modifié pour la dernière fois en 1979. Vint Cerf et ses collègues venaient, deux ans auparavant, de réussir la prouesse de relier trois réseaux et c’est en 1983 que Jon Postel et ses collègues créèrent le système de nommage « DNS ». Quant au second, il a précédé de peu la ruée vers les noms de domaine du milieu des années 1990. Autant dire que les États souverains n’étaient pas en position de se préoccuper de l’attribution des noms de domaine.

Le mouvement de globalisation sculpté par les accords de l’Organisation Mondiale du Commerce, d’une part, et les traités d’échanges commerciaux bilatéraux et multilatéraux, d’autre part, ont exacerbé la concurrence interétatique décrite il y a déjà quelques siècles par Ricardo dans sa théorie de l’avantage comparatif. On ne parlait pas encore de « branding nation ». Ce concept complexe, d’une réalité indéniable, s’impose de manière toujours plus intense depuis le début des années 2000. Nécessité faisant loi, de plus en plus d’États tiennent à exercer un contrôle souverain sur les noms de domaine identiques aux « noms géographiques d’importance nationale ».

De déboires en litiges, certains États n’ont jamais cessé de défendre le nom ou les noms par lesquels ils sont reconnus dans le concert des nations en vertu de la norme ISO 3166 ou du droit coutumier.

L’intervention la plus notable est celle du Governmental Advisory Committee (GAC), une branche de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). Comme son nom l’indique, le GAC est un comité consultatif spécifique qui, à ce titre, ne dispose pas d’un droit de vote au conseil d’administration de l’ICANN. Cependant, ce dernier doit dûment tenir compte des avis des gouvernements et des pouvoirs public. Par ailleurs, bien que la promotion de la concurrence dans l’enregistrement de noms de domaine constitue l’une des valeurs centrales de l’ICANN, c’est à la condition que l’intérêt public en soit le bénéficiaire. Or l’enregistrement d’un nom de domaine de type <nomdepays.tld> à des fins privées va à l’encontre de l’intérêt public et, par conséquent, des valeurs de l’ICANN. Ainsi, le 28 mars 2007, le GAC a adopté des principes relatifs aux nouveaux domaines de premiers niveaux génériques (nouveaux gTLDs), dont l’article 2.2. stipule que l’ICANN devrait éviter notamment les noms des pays et des territoires. Dans la même veine, la Spécification 5 de la Section 4 du contrat de registre des nouveaux gTLDs prévoit la réservation de noms de pays, ce qui signifie qu’un registre ayant reçu délégation de l’ICANN pour gérer un nouveau gTLD a l’interdiction formelle de rendre possible l’enregistrement de noms de domaine en caractères ASCII, dans les six langues officielles des Nations Unies ou en IDNs sous la forme <nomdepays.newgtld> sans l’accord préalable des autorités gouvernementales de l’État concerné. Sur les 94 États souverains qui ont spécifié leurs intentions eu égard à la réservation de <nomdepays.newgtld>, seuls 10 d’entre eux ont expressément renoncé à leur droit d’exercer un contrôle souverain sur de tels noms de domaine (gac.icann.org), soit seulement 10%.

De nouvelles avancées pourraient être actées les 21, 22 et 23 novembre 2022 dans le cadre d’une réunion du Comité permanent du droit des marques, des dessins et modèles industriels et des indications géographiques de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle puisque le projet d’ordre du jour prévoit l’examen de plusieurs discussions sur la protection des noms de pays (ompi.int), dont celle de la collision entre noms de pays et noms de domaine. Ainsi, la « Proposition du Brésil, des Émirats Arabes Unis, de la Géorgie, de l’Indonésie, de l’Islande, de la Jamaïque, du Liechtenstein, de la Malaisie, du Mexique, de Monaco, du Pérou, du Sénégal et de la Suisse concernant la protection des noms de domaine de pays et des noms géographiques d’importance nationale dans le DNS » est libellée en ces termes :

« Protéger les noms de pays et les noms géographiques d’importance nationale contre leur attribution en tant que noms de domaine de premier niveau dans le DNS, sauf si la demande d’attribution compte sur l’appui explicite ou la non-objection des pouvoirs publics concernés ». (SCT/41/6 REV. : (ompi.int)).

La formulation invite à repenser l’attribution des noms de domaine identiques aux noms de pays de manière, d’un côté, à abolir les monopoles privés et les cas de cybersquatting pour, d’un autre côté, en optimiser l’exploitation au bénéfice de la communauté. Cette formulation, néanmoins, mérite une mise à jour qui consisterait à élargir la portée de la proposition au-delà du système DNS pour atteindre les extensions alternatives créées grâce à la technologie blockchain. Ces nouveaux domaines de premier et de second niveau, tout autant que les jetons non-fongibles (NFTs) reproduisant abondamment des symboles héraldiques, constituent une menace supplémentaire tant pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle que pour les États souverains. En effet, la création et la mise en vente de noms de domaine prenant la forme <nomdepays.eth> (.ETH pour Ethereum, émetteur de la cryptomonnaie éponyme) pose problème. Or d’innombrables marques et pays en sont déjà victimes. L’histoire se répète, mais cette fois-ci, personne n’ignore le péril.

À cet égard, l’attribution judiciaire du nom de domaine <france.com> (cass., 6 avr. 2022, n° 17-28.116 : courdecassation.fr) au bénéfice du groupement d’intérêt économique (GIE) Atout France est exemplaire. Un GIE est une personne morale créée entre deux ou plusieurs personnes physiques ou morales qui oeuvrent ensemble pour développer l’activité exercée par ses membres. En l’occurrence, Atout France a pour mission de développer le tourisme en France. Son conseil d’administration est composé de 44 sièges attribués notamment au président de l’Association des maires de France, à la directrice de la communication du Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques Paris 2024, au représentant du Ministre chargé de la Culture, au représentant du Ministre chargé des Sports, à la directrice générale Europe du Sud du groupe Accor, au président de l’Office du tourisme et des congrès de Paris, à la directrice générale d’Air France, à la présidente de Vinci Railways, à la directrice déléguée de Vinci Airports, à la présidente de l’Union nationale des associations de tourisme et de plein air, au président des Entreprises du voyage ou encore au président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie. On peut affirmer que le nom de domaine <france.com>, éponyme du nom souverain « France », constitue un bien commun dont l’exploitation est optimisée dans l’intérêt public. Enfin, rappelons que souveraineté rime avec inaliénabilité et imprescriptibilité.