Gorgonzola est une commune d’Italie connue pour la production de son fromage éponyme. L’appellation « Gorgonzola » est protégée par des textes de loi italiens et européens et, par la voie d’instruments internationaux, dans des dizaines d’autres États, dont l’Afrique du Sud, le Canada (sous certaines conditions), la Chine, l’Inde, Israël, le Japon, le Mexique, le Royaume-Uni ou encore l’Ukraine. Une recherche Google portant sur le terme « Gorgonzola » livre plus de 40 millions de résultats (recherche localisée aux États-Unis). Parmi ces derniers, rares sont ceux qui font référence à la charmante commune de Gorgonzola. C’est bien l’indication géographique qui est notoire.
Rappelons que le seul marché européen des indications géographiques représente près de 75 milliards d’euros (europa.eu, 2020-04-20). Or l’équation est bien connue : qui dit notoriété dit cybersquatting. Pourtant, le consortium chargé de la protection de l’appellation (Consorzio per la Tutela del Formaggio Gorgonzola) ne parvient pas systématiquement à obtenir satisfaction à l’issue de procédures extrajudiciaires, comme en témoigne le tableau suivant :
À titre de comparaison, une recherche Google portant sur la marque « Velux » fournit près de 20 millions de résultats (recherche toujours localisée aux États-Unis). Sur 47 procédures extrajudiciaires concernant des noms de domaine incorporant la marque « Velux » et arrivées à leur terme, le propriétaire de cette marque (VKR Holding A/S) a obtenu gain de cause à 46 reprises (liste des cas disponibles ici).
Comment expliquer cette différence de traitement ? La marque consiste à garantir au consommateur l’origine des produits ou des services, de telle sorte qu’il puisse les distinguer de ceux d’une autre provenance. Quant à l’indication géographique, elle consiste à garantir au consommateur l’origine géographique des produits. La marque et l’indication géographique sont des signes d’affaire qui partagent une fonction commune : distinguer des produits. Dans le contexte de la lutte contre le cybersquatting, la principale différence entre la marque et l’indication géographique porte sur l’origine du nom. Contrairement à la marque qui est le résultat d’un processus de création intellectuelle, l’indication géographique adopte un toponyme existant. L’indication géographique étant consubstantielle au toponyme, il en surgit une homonymie. Le cybersquatteur joue sur cette équivocité pour prétendre que le nom de domaine qu’il a enregistré désigne non pas l’indication géographique, mais le toponyme. Contrairement aux lois internes (de la plupart des pays du monde) et aux instruments régionaux et internationaux, les principes régissant le règlement extrajudiciaire des litiges relatifs aux noms de domaine ne prévoient pas expressément la protection des indications géographiques et des toponymes. Les cybersquatteurs peuvent donc se tapir vilement derrière les libertés fondamentales (liberté d’expression et liberté du commerce et de l’industrie) pour élaborer un discours affûté (ou non) sur la prétendue sincérité de leur démarche. Ainsi, ils se placent dans une position propice à l’acceptation, par le représentant des producteurs, du transfert onéreux du nom de domaine. Et le subterfuge fonctionne.
En 1999, le rapport final de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) proposait d’écarter de la protection contre le cybersquatting les noms commerciaux, les indications géographiques et les droits de la personnalité (Rapport final concernant le processus de consultations de l’OMPI sur les noms de domaine de l’Internet, 30 avril 1999, ompi.int, para. 167). Les motifs étaient les suivants :
- « la violation des marques est plus répandue » (ibid.),
- « les législations sur les noms commerciaux, les indications géographiques et les droits de la personnalité sont moins harmonisées, bien qu’il existe des normes internationales exigeant que les noms commerciauxet les indications géographiques soient protégés » (ibid.).
S’agissant du premier motif, chacun peut en relever l’incongruité. Pourquoi se priverait-on d’apporter une réponse complète au problème du cybersquatting ? Quant au second motif, les noms commerciaux ont été importés dans le concept de « marque » à travers celui de « marque non enregistrée » (common law trademark), de même que les droits de la personnalité dès lors que la victime a fait un usage commercial de son nom. En d’autres termes, le concept de « marque » serait suffisamment souple pour accueillir les noms commerciaux et les noms de personnes physiques, mais pas les indications géographiques. En outre, la protection des indications géographiques est prévue dans de nombreux instruments internationaux multilatéraux. De plus, depuis 1999, cette protection a été considérablement consolidée dans le cadre des conventions bilatérales. Le droit n’est pas figé. Les motifs de 1999, au demeurant ni prépondérants ni concluants, paraissent bien obsolètes.
Le principe même de la reconnaissance de la protection des indications géographiques dans le cadre des procédures UDRP n’est donc pas insurmontable et doit être soutenu vigoureusement.
Plus délicate est sa mise en œuvre face à des cybersquatteurs qui, bien mieux renseignés qu’à l’aube des années 2000, s’engouffrent dans les brèches de l’UDRP et jettent de la poudre aux yeux des titulaires de droits de propriété intellectuelle et à ceux du tiers-décideur. Il appartient alors à ce dernier de faire preuve de toute la vigilance que sa fonction lui impose pour apprécier la sincérité et le sérieux des propos du défendeur. En effet, les outils de développement de sites « clé en main » permettent aux cybersquatteurs un peu motivés d’édifier une vitrine apparemment honnête en un temps record. Et tout y est : un peu de contenu pour simuler un intérêt envers le signe d’affaire de la victime ; un disclaimer ; des pages de médias sociaux associées, une page contact ; etc. Suffisamment pour déconcerter le tiers-décideur, voire le contraindre à rejeter la demande de transfert. À cet égard, les affaires « Everything.sucks » ont démontré que les propriétaires de marques et les tiers-décideurs étaient bien aux aguets (iptwins.com, 2021-08-09).
À l’audace du cybersquatteur doit répondre celle du tiers-décideur. Les technologies ne sont pas figées. Le droit non plus. Imparfaitement rédigés, les principes qui régissent le règlement extrajudiciaire des litiges relatifs aux noms de domaine ont nécessité des améliorations obéissant au raisonnement tautologique. L’extension du concept de marque (v. supra) en est un exemple. La théorie dite « passive holding » en est un autre et sans doute le plus remarquable puisqu’en substance, cette théorie permet d’affirmer que l’absence d’utilisation constitue une utilisation au sens de l’article 4(a)(iii) des principes UDRP. De même, s’agissant de l’intérêt légitime du défendeur, celui-ci est associé à l’adjectif genuine, que l’on pourrait traduire par « réel et sérieux ». À cet égard, étant donné que le défendeur dispose d’outils permettant d’élaborer des sites Internet sans trop d’efforts, l’appréciation de l’intérêt réel et sérieux doit être exigeante. À titre d’exemple, l’importation (automatique ou non) de contenu depuis des sites tiers ne devrait pas suffire à prouver un intérêt réel et sérieux.
À la lumière de ce qui précède, la décision D2022-0613, concernant le nom de domaine <gorgonzola.wtf>, fait grincer les dents. Ce nom de domaine n’était pas utilisé. Son titulaire, semble-t-il domicilié aux États-Unis, n’a pas saisi l’occasion qui lui était offerte, pendant la procédure, d’exprimer sa passion dévorante pour le bleu de Gorgonzola. Malgré tout, le tiers-décideur a rejeté la demande de transfert. Les motifs qui l’ont conduit à cette décision sont discutables et regrettables (WIPO D2022-0613, Consorzio per la Tutela del Formaggio Gorgonzola v. Privacy Protect, LLC (PrivacyProtect.org) / Spencer Hurst, April 13, 2022).
Premièrement, « Gorgonzola » serait un mot du dictionnaire, à l’instar du mot « orange ». La comparaison est maladroite (cf. schéma ci-dessous). À cet égard, certains éditeurs de dictionnaires ont sans doute leur part de responsabilité, une pratique honnête consistant, si l’on fait le choix d’inclure l’entrée concernée, à ne pas omettre la majuscule et à préciser son statut juridique (marque ou indication géographique). Il y a sans doute un travail à faire de ce côté-là. Toujours est-il que l’on peut attendre du tiers-décideur, versé dans les concepts de propriété intellectuelle, qu’il apprécie davantage la portée et les effets juridiques du mot « Gorgonzola » tels qu’ils découlent du régime juridique qui lui est conféré. Peut-on sérieusement attendre d’un juriste qu’il balaie d’un revers de la main un tel statut juridique sur la simple évocation de dictionnaires dont la portée juridique est pour le moins étriquée et dont les choix éditoriaux sont arbitraires ?
Le « Gorgonzola » est donc un fromage qui appartient à la famille des fromages à pâte persillée, également appelés « bleus ». En l’occurrence, les termes génériques ou descriptifs sont « fromage » et « bleu ». Quant à la dénomination « Gorgonzola », elle est protégée en tant qu’indication géographique sur une portion non négligeable de la planète par la voie de textes nationaux, régionaux, bilatéraux et internationaux (cf. ci-dessus). Cela explique, entre autres motifs, que le nom de domaine <gorgonzola.blue> ait été transféré à l’issue de la procédure D2021-0722 (WIPO, D2021-0722, Consorzio per la Tutela del Formaggio Gorgonzola v. Whois Privacy, Private by Design, LLC / Gerald Baton, May 30, 2021).
Secondement, la décision D2022-0613 se focalise sur le pays dans lequel le défendeur a indiqué son domicile, à savoir les États-Unis, faisant une application du principe de territorialité. Or les principes UDRP n’exigent pas que le demandeur soit propriétaire d’une marque dans le pays dans lequel le défendeur a indiqué son domicile (WIPO, D2004-0532, Al Ghurair Group LLC v. Ghurair Group, November 4, 2004 ; WIPO, D2004-0749, Deutsche Telekom AG v. Oded Zucker, November 18, 2004 ; WIPO, D2012-2184, ORION CORPORATION v. Jang, Dong, February 7, 2013). Dans le cadre de l’UDRP, le principe de territorialité des marques est inopérant.
Aujourd’hui, quelques mois après le prononcé de la décision D2022-0613, le nom de domaine <gorgonzola.wtf> ouvre une page parking. On peut désormais apprécier la passion dévorante du défendeur pour le bleu de Gorgonzola. Mais au fond, rien de surprenant. Assurément, l’activité de cybersquatting est moins éreintante que, celle, ô combien plus honorable et honnête, de se lever à l’aube pour traire les vaches… Il y a bien là de quoi en faire tout un fromage !