Les archives du web, conservées dans les wayback machines (dont Archive.org), sont-elles admissibles dans les procédures juridictionnelles et, le cas échéant, quelle serait leur force probante ? Les juristes spécialisés dans le règlement des litiges relatifs aux noms de domaine ont, depuis une vingtaine d’années, constamment recours à cette mine d’informations, par nature inépuisable
Qu’il s’agisse de démontrer la mauvaise foi du titulaire d’un nom de domaine à un instant T1 ou, au contraire, de prouver son intérêt ou droit légitime à un instant T2, les archives peuvent se révéler d’un secours appréciable.
Tel fut le cas dans une remarquable affaire beDRP dont la décision a été rendue récemment, sous l’égide du CEPANI (CEPANI, 444149, La SRL ASBL / La SA Perceval Technologies, 8 décembre 2021, <asbl.be>, rejet, tiers-décideur Emmanuel Cornu). La société belge ASBL entendait obtenir le contrôle du nom de domaine <asbl.be>, détenu par la société Perceval Technologies depuis l’an 2000. ASBL affirmait que Perceval Technologies avait enregistré le nom de domaine de mauvaise foi, à son détriment. Pour la demanderesse, la détention passive du nom de domaine, depuis plus de vingt ans, révélait la mauvaise foi de la défenderesse. Cependant, cette dernière démontra l’existence d’une utilisation légitime du nom de domaine, du moins pendant un temps. En effet, Perceval Technologies entendait démontrer qu’elle une utilisation effective de <asbl.be> pour proposer des services Internet (dont des sous-domaines, tel que <nom.asbl.be>) aux associations sans but lucratif (ASBL). Au soutien de cette allégation, Perceval Technologies produisit la preuve d’une telle utilisation en se fondant notamment sur des extraits tirés des archives Internet. Bien que les questions de l’admissibilité et de la force probante de tels documents n’ait vraisemblablement pas été soulevée par les parties, le tiers-décideur a tenu à préciser :
« On relèvera que la force probante des archives des sites internet obtenues grâce à l’outil «Wayback Machine », également appelé «archives internet », a été reconnue plusieurs fois par la jurisprudence, notamment par le Tribunal de l’Union européenne (TUE, 30 juin 2021, « Framery Oy / EUIPO – Smartblock Oy », T-373/20, ECLI:EU:T:2021:400, point 24) ou par la Chambre de recours de l’Office europeen des brevets (OEB, 21 mai 2014, « Pointsec Mobile Technologies / Bouygues Telecom, ECLI:EP:BA:2014:T028610.20140521, points 4.1 et 4.2) ».
Dans sa décision du 30 juin 2021, le tribunal de l’Union européenne avait implicitement admis la force probante des extraits tirés de la Wayback Machine (TUE, 30 juin 2021, T‑373/20, Framery Oy, v. EUIPO et Smartblock Oy, points 24 et 28 : curia.europa.eu).
De manière plus explicite, la force probante des documents extraits de Archive.org a été reconnue et admise par l’Office européen des brevets :
« 4.1 La chambre en partie pour les raisons ci-dessus exposées, ne partage pas la conclusion de la décision T 1134/06 que, par principe, les archives Internet ne sont pas fiables. En particulier, la chambre considère que normalement le fait qu’un document a été archivé par l’archive Internet www.archive.org à une certaine date, sauf bien entendu circonstance particulière jetant une suspicion, constitue en soi une présomption suffisante que le document a été accessible au public au jour de téléchargement et, rendu accessible au public via l’archive Internet elle-même peu après.
4.2 L’archive Internet, une initiative d’archivage privé et non-lucratif (voir aussi T 1134/06, motifs 3.2), met à la disposition du grand public d’instantanés antérieurs de l’Internet. Depuis sa création in 1996, elle est de- venu très populaire et a développé une bonne réputa- tion. Même si le volume de données traitées est énorme, l’archive n’est, naturellement, qu’une collection incomplète des pages Internet antérieures. Cependant, des bibliothèques classiques sont incomplètes elles aussi sans affecter la crédibilité de l’information disponible. Bien que la chambre ne nie pas que des doutes sur les entrées individuelles dans l’archive Internet puissent surgir, elle estime que l’archive elle-même présente des garanties suffisantes pour bénéficier d’une présomption de source d’information fiable et de confiance, à charge pour la partie adverse de produire, en fonction de l’espèce, les éléments de nature à jeter un doute sur cette fiabilité présumée et par là même détruire cette présomption.
4.3 Pour cette raison, il ne saurait suffire à l’intimée de se borner à invoquer en général un manque de fiabilité de l’archive Internet pour mettre en doute la date d’accessibilité publique d’un document archivé sur www.archive.org (OEB, Chambre de recours, T 0286/10, Bouygues Telecom v. Pointsec Mobile Technologies AB, 1 mai 2014, pp. 11 et 12 : epo.org) ».
Autrement dit, le principe fondamental du droit de la preuve s’applique : la preuve est libre et il appartient au détenteur du pouvoir juridictionnel de décider de son admissibilité et de sa force probante. Ainsi, l’OEB est a accordé aux extraits d’Archive.org une présomption de fait, par définition laissée à l’appréciation du juge. Cependant, il importe de préciser qu’il ne s’agit que d’une présomption réfragable. Dès lors, l’admissibilité et la force probante des documents concernés peuvent être remises en cause par l’apport d’une preuve contraire.
En l’espèce, dans la procédure beDRP concernée, le tiers-décideur a adopté ce raisonnement pour admettre les preuves produites par Perceval Technologies, ce qui a contribué au rejet de la demande de transfert.
Au demeurant, entre autres arguments solidement fondés et indéniablement défavorables à la demanderesse, le tiers décideur a rappelé une règle sur laquelle nous ne cessons d’insister : que « plus le caractère distinctif du signe invoqué par le Plaignant est réduit, plus la marge de liberté ouverte au Détenteur du Nom de domaine est grande » (CEPANI, 444149, La SRL ASBL / La SA Perceval Technologies, 8 décembre 2021, <asbl.be>, rejet, tiers-décideur Emmanuel Cornu).