Un nom de domaine est une adresse virtuelle. Le système des noms de domaine s’apparente à un espace constitué d’un nombre limité de territoires (les extensions ou top-level domains) dans lesquels les entités chargées de leur administration (les registres) mettent à la disposition de tout ou partie du public (selon qu’il existe ou non des critères d’éligibilité) une infinité de parcelles. Ces dernières sont autant de territoires libres que chacun peut occuper en créant un nom de domaine dont il aura la libre disposition. Il existe donc un marché des noms de domaine avec des investisseurs, des acquéreurs et des intermédiaires. Les bases de données WhoIs, qui permettent d’identifier les titulaires de noms de domaine, s’apparentent à des cadastres. Dans ce contexte, chacun est libre d’investir une partie de ses deniers dans un lot ou une parcelle, c’est-à-dire un nom de domaine.
Cependant, les libertés de créer, de disposer et d’exploiter un nom de domaine sont encadrées par les dispositions juridiques (contractuelles et, le cas échéant, législatives) qui régissent chaque extension. Il existe trois grandes familles de limites : des limites territoriales ; l’absence d’atteinte à l’ordre public et le respect des droits des tiers, dont les droits de propriété intellectuelle.
Dans ce contexte, les propriétaires de marques consistant, soit dans un acronyme court, soit dans un mot générique, sont confrontés à une problématique sérieuse puisqu’il n’est pas rare que les noms de domaine équivalant auxdites marques fassent partie du patrimoine d’un tiers. Ce dernier peut en faire une détention légitime, soit qu’il l’utilise légalement pour les besoins de son commerce, soit qu’il le détient comme l’on conserve le fruit d’un investissement dans la pierre, dans une oeuvre d’art, peut-être numérique. Comme pour tout autre investissement, ce qui motive l’acquéreur, c’est la valeur. Or plus un nom de domaine est court, plus il est facilement mémorisable, et plus il a de valeur commerciale. C’est d’autant plus le cas lorsque le nom de domaine en question comporte l’extension .com.
Dès lors, on comprend l’intérêt de la Société Nationale des Chemins de Fer Français (SNCF), propriétaire de la marque « TER » (ce qui signifie « Train Express Régional »), pour le nom de domaine ter.com, a fortiori à une époque où la libéralisation du marché européen des transports ferroviaires est en train de battre son plein, et d’autant plus que la SNCF ne dispose pas non plus des noms de domaine ter.fr (pour la France), ter.es (pour tren expreso regional, en espagnol) et ter.it (pour treno espresso regionale, en italien). Dans de telles circonstances, quelle peut être, aux yeux de la SNCF, la valeur d’un nom de domaine tel que ter.com ?
Ce nom de domaine a été acquis par un investisseur portugais qui l’a parqué en attendant de pouvoir réaliser une plus-value. Le nom de domaine était donc placé aux enchères avec une mise à prix de 10000 dollars. Une partie des liens publicitaires générés par le prestataire de parking promouvaient des concurrents de la SNCF. Cette dernière a donc saisi l’occasion et introduit une procédure UDRP afin d’obtenir le transfert de ter.com. D’une part, la SNCF se prévalait d’une marque enregistrée dont la notoriété est établie, à tout le moins sur le marché français. D’autre part, certains liens publicitaires invitaient les internautes à visiter des sites de concurrents. Or l’existence de tels liens suffit, bien souvent, à caractériser la mauvaise foi du titulaire du nom de domaine.
Cependant, en tenant compte l’ensemble des circonstances susceptibles de justifier la légitimité de la détention par cet investisseur portugais, la procédure UDRP aurait due être évitée. Premièrement, la composition du nom de domaine (seulement trois caractères) faisait craindre un échec. En effet, à moins de prouver que la marque jouit d’une notoriété infaillible à l’international ou dans le pays du défendeur, les chances de succès d’une plainte UDRP portant sur un nom de domaine de trois caractères sont minces (nous le démontrerons dans une étude à venir). En outre, comme l’a indiqué le défendeur dans sa réponse, « ter » peut renvoyer à la signification de nombreux acronymes, si bien qu’il n’avait pas nécessairement la marque de la SNCF en tête lorsqu’il a acquis le nom de domaine. Enfin, le mot ter, en portugais, signifie « avoir ». Quant aux liens publicitaires promouvant les concurrents, il convient de rappeler qu’ils ne sont pas nécessairement le fruit d’une intention délictueuse et qu’ils sont générés par l’algorithme de la plateforme. Certes, on pourrait avancer la négligence du titulaire du nom de domaine qui, au bout du compte, en demeure responsable de l’utilisation. Toutefois, les principes UDRP excluent la négligence et ne connaissent que l’intention, caractérisée dans le concept de mauvaise foi.
La demande de transfert de la SNCF a été rejetée. À bien y regarder, les chances de succès étaient minces. Or l’échec d’une procédure UDRP place le titulaire du nom de domaine, lavé de tout soupçon, dans une position renforcée. En effet, il est désormais libre de fixer le prix du nom de domaine en fonction des informations qu’il a pu récolter dans le cadre de la procédure. Au final, on est tenté de penser que 10000 dollars, dans une vente aux enchères, c’était bien peu.
Enfin, deux mots brefs sur le plan de la procédure. Premièrement, la réponse a été admise pour que soumise hors délai. On ne trouve pas d’explication à une telle clémence, a fortiori vis-à-vis d’un professionnel du secteur des noms de domaine. Secondement, le défendeur avait rétorqué que la plainte avait été soumise de manière abusive (reverse domain name hijacking). Cette défense semble d’autant plus fréquente que le nom de domaine est court (nous y reviendrons dans une prochaine étude). En l’occurrence, le tiers-décideur a considéré, à juste titre, que la SNCF pouvait légitimement croire en ses chances de réussite et, par conséquent, a écarté l’argument tiré de l’abus de procédure (WIPO, D2021-2718, SNCF Voyageurs v. Whois Agent, Domain Protection Services, Inc. / Antonio Vaz, December 15, 2021, <ter.com>, transfer; sole panelist: Adam Taylor).