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Quelques leçons à tirer de l’affaire Pixabay.net

Dans l’affaire OMPI No. D2024-4253, Pixabay Inc. a obtenu, sans contestation de la part du registrant, le transfert du nom de domaine <pixabay.net> qui avait été enregistré en 2015, soit cinq ans après la création de la désormais la célèbre plateforme de partage d’images. Cette décision rappelle que l’écoulement du temps, en principe, n’altère pas l’efficacité de l’UDRP. Elle met également en lumière l’importance cruciale de la prévention et de la vigilance pour lutter efficacement contre le cybersquattage.

1. Le temps

L’absence de délai de prescription dans la plupart des procédures extrajudiciaires relatives aux litiges portant sur des noms de domaine constitue un atout majeur pour les propriétaires de marques. Cependant, la règle n’est pas absolue. En effet, le droit anglo-saxon souhaite introduire des nuances via la doctrine of laches et, dans certains Etats, comme en Chine, l’admissibilité de la plainte est conditionnée au respect d’un délai de prescription de trois ans.

1.1. L’UDRP : une protection a priori intemporelle

Les avantages de l’UDRP sont nombreux : l’exécution sans exéquatur, la promptitude ou encore son coût acceptable. Les propriétaires de marques peuvent également compter sur l’absence de délai de prescription. En effet, contrairement à d’autres systèmes juridiques, l’UDRP permet au propriétaire d’une marque d’engager une procédure de nombreuses années après l’enregistrement d’un nom de domaine litigieux, sans pour autant risquer la forclusion. Cette caractéristique a été essentielle dans l’affaire <pixabay.net> puisque la plainte UDRP avait été déposée près de neuf ans après l’enregistrement du domaine en 2015.

D’innombrables décisions avaient précédé la décision D2024-4253 sur la question de l’absence de délai de prescription. Des cas emblématiques comme <pabloescobar.com> (transfert après 20 ans : iptwins.com, 2019-10-16), <stevejobs.com> (transfert après 20 ans : iptwins.com, 2019-12-20) ou encore <mandela.org> (transfert après 19 ans : iptwins.com, 2019-07-27) démontrent que le temps écoulé n’affaiblit pas systématiquement les droits des propriétaires de marques dans les procédures UDRP, à tout le moins  lorsque la mauvaise foi est avérée, ce qui peut être facilité par le caractère indéniablement notoire de la marque.

La prudence est donc de mise car autoriser implicitement un tiers détenir un nom de domaine identique (ou même similaire) à une marque peut comporter des risques. Avec le temps, ce tiers pourrait potentiellement acquérir des droits légitimes sur le nom concerné, notamment par un usage actif associé à des activités légitimes, serait-ce en apparence seulement. En apparence car il ne faut pas négliger les fourberies auxquelles les cybersquatteurs sont prêts pour déjouer les règles du droit. Un tel scénario compliquerait considérablement la récupération un nom de domaine qui, pourtant, tôt ou tard, pourrait s’avérer utile à la stratégie commerciale du propriétaire de la marque. Pour éviter ce genre de déconvenue, il est essentiel de maintenir une surveillance constante et d’agir dans les meilleurs délais.

En outre, l’absence de délai de prescription n’est pas universelle et certaine. Elle pourrait, en effet, être remise en question dans certaines juridictions ou par l’application de principes juridiques concurrents.

1.2. La doctrine of laches

La doctrine of laches, issue du droit anglo-saxon et fondée sur les principes d’equity, pose le principe suivant : si une partie tarde déraisonnablement à faire valoir ses droits, cette inertie peut être interprétée comme une renonciation implicite, en particulier si ce retard cause un préjudice injuste au défendeur, par exemple en lui faisant croire pendant un trop long laps de temps qu’il ne ferait pas l’objet de poursuites.

La doctrine of laches est régulièrement invoquée dans la jurisprudence UDRP. Chaque année, ses défenseurs tentent une percée. Le statut qu’elle occupe actuellement dans la jurisprudence été rappelé dans la récente affaire D2024-3893 concernant un nom de domaine qui avait été enregistré 23 ans avant le dépôt de la plainte (WIPO Case No. D2024-3893, Jakob Ruben van Gelder v. Tech Ops, SyncPoint, Inc., November 4, 2024) :

This doctrine is an equitable principle in Anglo-American law. Certain other legal systems operate according to broadly similar principles. As far as the Policy is concerned, Panels have widely recognized that mere delay between the registration of a domain name and the filing of a complaint neither bars a complainant from filing such case, nor from potentially prevailing on the merits. Panels have declined to specifically adopt concepts such as laches or its equivalent in UDRP cases. WIPO Overview 3.0, section 4.17. Nevertheless, as this section goes on to note, certain delays in filing a UDRP complaint may make it more difficult for a complainant to establish its case on the merits, particularly where the respondent can show detrimental reliance on the delay”.

« Cette doctrine est un principe d’équité dans le droit anglo-américain. D’autres systèmes juridiques appliquent des principes largement similaires. En ce qui concerne la Politique (UDRP), les tiers-décideurs ont largement reconnu que le simple retard entre l’enregistrement d’un nom de domaine et le dépôt d’une plainte n’empêche ni le plaignant de déposer une telle plainte, ni de potentiellement l’emporter sur le fond. Les tiers-décideurs ont refusé d’adopter spécifiquement des concepts tels que la laches ou son équivalent dans les affaires UDRP (WIPO Overview 3.0, section 4.17). Néanmoins, comme le précise cette section, certains retards dans le dépôt d’une plainte UDRP peuvent rendre plus difficile pour le plaignant d’établir son dossier sur le fond, en particulier lorsque le défendeur peut démontrer qu’il subirait un préjudice en raison de ce retard ».

Autrement dit, la forclusion est rejetée, de sorte que le propriétaire d’une marque a toujours la possibilité d’agir à l’encontre de titulaire d’un nom de domaine similaire ou identique à cette marque, eût-il été enregistré des décennies auparavant. Toutefois, l’écoulement de temps peut jouer en faveur de l’acquisition d’un droit ou d’un intérêt légitime au bénéfice du registrant.

1.3. Le droit chinois : Une stricte limitation temporelle

Le règlement extrajudiciaire des litiges relatifs aux noms de domaine chinois (.CN ou .中) est régi par la China ccTLD Dispute Resolution Policy (ou « cnDRP »). L’article 2 de la cnDRP stipule :

Article 2 – The Policy is applicable to disputes result from registration or usage of domain names. However, the Dispute Resolution Service Providers do not accept the Complaint regarding domain names with registration term of over THREE years”.

Article 2 – « La Politique s’applique aux litiges résultant de l’enregistrement ou de l’utilisation de noms de domaine. Toutefois, les prestataires de services de résolution des litiges n’acceptent pas les plaintes concernant les noms de domaine enregistrés depuis plus de TROIS ans ».

La cnDRP impose donc un délai strict de trois ans pour déposer une plainte concernant un nom de domaine sous les extensions (v. not. China: acquisition of domain name, limitation period and admissibility of the complaint under the China dispute resolution procedure – IP Twins et Article 2 of the cnDRP: the issue of the starting point of the limitation period in case of a domain name that has been assigned – IP Twins). Il en résulte que les propriétaires de marques doivent agir promptement pour ne pas risquer d’être forclos (Article 2 of the cnDRP: the reaction time of brand owners – IP Twins).

2. La prévention

La prévention joue un rôle clé dans la lutte contre les abus liés aux noms de domaine. Les litiges, bien qu’en nette augmentation avec l’essor des nouvelles extensions génériques (gTLDs), peuvent souvent être évités grâce à des stratégies et des outils adaptés. Entre l’enregistrement préventif de noms de domaine, le recours à des mécanismes comme le Trademark Clearinghouse (TMCH) et des solutions innovantes telles que GlobalBlock, les titulaires de marques disposent aujourd’hui d’outils efficaces pour protéger leurs droits de manière proactive.

2.1. L’identité du nom de domaine à la marque

Dans l’affaire OMPI No. D2024-4253, le nom de domaine pixabay.net reproduisait intégralement la marque PIXABAY, rendant la confusion évidente pour les internautes. Les litiges portant sur des noms de domaine identiques à la marque et enregistrés sous l’extension .NET sont devenus particulièrement rares. Toutefois, la mise à disposition de nouvelles extensions génériques, autorisées par l’ICANN en 2012, a été le point de départ d’une recrudescence inédite du nombre de procédures UDRP portant sur des noms de domaine identiques (par opposition à similaires) à des marques. Cette tendance ne s’affaiblit pas (WIPO Case No. D2024-2202, Electrolux AB v. Undisclosed, electrolux.partners, Terminated ; WIPO Case No. D2024-2232, Monster Energy Company v. Гетьман Алёна/Getman Alena, monster-energy.store, Transfer ; WIPO Case No. D2024-2235, Federation Francaise De Tennis (FFT), Soboleva V Tatyana, rolandgarros.pro, Transfer ; WIPO Case No. D2024-2243, Antonio Lupi Design S.p.A. v. 于青青 (yu qing qing), antoniolupi.xyz, Transfer ou encore WIPO Case No. D2024-2437, Association des Centres Distributeurs E. Leclerc – A.C.D. Lec v. Tudor Luca, leclerc.fan and leclerc.fans, Transfer, pour ne citer que quelques affaires récentes). Certes, la preuve de la mauvaise foi est considérablement facilitée par le caractère identique du nom de domaine à la marque et, le plus souvent, par la notoriété de cette dernière. Cependant, des techniques de prévention permettent d’éviter d’avoir à recourir aux procédures juridiques.

2.2. Une situation évitable

Enregistrements préventifs. – Lors du processus de création d’une marque, les juristes conseillent généralement d’opter pour un signe dont l’élément verbal est disponible non seulement dans les trois principales extensions historiques (.COM, .NET et .ORG) mais aussi, le cas échéant, dans les extensions en relation avec les biens ou services désignés par la marque. Cette stratégie a minima permet de protéger la marque et, ultérieurement, de la valoriser dans le cadre d’une fusion ou d’une acquisition. En l’occurrence, l’enregistrement de pixabay.net aurait contribué à valoriser la marque PIXABAY avant son acquisition par Canva en 2019.

Trademark Clearinghouse (TMCH). – La TMCH est un outil conçu spécifiquement pour protéger les marques contre les enregistrements abusifs dans parmi les nouveaux domaines génériques de premier niveau (gTLDs). Ce mécanisme permet d’enregistrer des noms de domaine de maière prioritair »e, c’est-à-dire avant l’ouverture du nouveau gTLD au public lors des phases dites sunrise period. Par ailleurs, il vient avec un système de notification automatique qui avertit à la fois le titulaire de la marque et les tiers lorsqu’une tentative est faite pour enregistrer un nom identique à la marque. Le recours à la TMCH permet donc de limiter les risques de voir un tiers malveillant enregistrer un domaine identique à une marque. Cependant, la TMCH présente des limites. Premièrement, son champ d’application est restreint aux nouveaux gTLDs, ce qui exclut donc les TLD historiques comme .com ou .net. Ainsi, dans l’affaire pixabay.net, lorsque le nom de domaine litigieux fut enregistré en 2015, la TMCH n’aurait pas été en mesure de le détecter. En outre, la protection accordée par la TMCH ne concerne que les noms de domaine identiques à la marque. Par conséquent, pour des tiers malveillants, la possibilité d’enregistrer comme noms de domaine des variations de la marque est maintenue.

GlobalBlock. – Ce programme GlobalBlock permet de bloquer l’enregistrement de noms de domaine identiques à la marque dans plus de 600 extensions, tandis que GlobalBlock+ s’étend à l’enregistrement de noms de domaine similaires. Créé en 2024, GlobalBlock constitue dors et déjà un outil incontournable dans la lutte contre les enregistrements abusifs de noms de domaine.

Conclusion

L’UDRP offre une solution a priori intemporelle pour récupérer des noms de domaine. Cependant, il convient de garder à l’esprit qu’un propriétaire de marque n’est pas nécessairement à l’abri d’un possible rejet pour action tardive. En outre, certains règlements prévoient explicitement un délai de prescription (droit chinois). Par ailleurs, les procédures extrajudiciaires méritent d’être déclenchées uniquement dans les cas où les fraudeurs sont parvenus à contourner les premières défenses, celles qui relèvent de la prévention, à savoir les enregistrements préventifs, l’inscription de la marque à la Trademark Clearinghouse et à GlobalBlock. En intégrant surveillance, enregistrements préventifs et outils de blocage, les titulaires de marques améliorent la protection de ces dernières tout en les valorisant.