La société américaine HealthyPets, spécialisée dans la production de produits nutritionnels pour les animaux, exploite la marque JOINT MAX qui désigne une gamme de produits phares de la société. À ce titre, HealthyPets avait enregistré le nom de domaine <jointmax.com>, dès 2001. Deux décennies d’exploitation avaient fait de ce nom de domaine un actif majeur de la société. D’une part, il était imprimé sur tous les produits de la gamme et, d’autre part, il redirigeait vers le site marchand de la société. Autant dire que ce nom était au cœur de la stratégie commerciale de la société HealthyPets et qu’il fortifiait considérablement la valeur de la marque JOINT MAX.
Pourtant, il ressort de la décision Forum FA2112001976154 que, « par inadvertance », HealthyPets a « omis de renouveler » le nom de domaine <jointmax.com> (Forum, FA2112001976154, Healthy Pets, Inc. d/b/a Pet Health Solutions v. Kwangpyo Kim, January 24, 2022, <jointmax.com>, Denied ; Sole panelist Antonina Pakharenko-Anderson). Le 15 septembre 2020, un tiers en fit l’acquisition aux enchères et ce n’est que le 29 janvier 2021 (soit plusieurs mois après l’expiration de la période d’enregistrement : cf. ci-dessous) que la société HealthyPets se rendit compte qu’elle avait perdu la possession et le contrôle de ce qui constituait alors l’un de ses noms de domaine principaux.
Désormais, à ce jour, le nom de domaine donne accès à une page de liens commerciaux et est mis en vente en tant que « nom de domaine premium ». Pourquoi premium ? Parmi les multiples raisons pouvant justifier cette appellation, deux paraissent devoir être mises en avant. Premièrement, la composition du nom de domaine qui consiste dans la juxtaposition de deux mots génériques, deux mots-clés. Secondement, l’utilisation passée du nom de domaine, quantitativement et qualitativement, peut assurer un référencement et une qualité de trafic enviables.
1. Les positions des parties
Forte d’une marque enregistrée aux États-Unis en 2003 et d’une exploitation commerciale continue depuis vingt ans, la demanderesse pouvait raisonnablement croire en ses chances de succès. La société HealthyPets insista sur la validité de sa marque JOINT MAX en arguant très justement du principe de présomption de validité de la marque enregistrée.
Le défendeur, un domainer (ou investisseur) (sur l’investissement lié aux noms de domaine, v. iptwins.com, 2021-12-28), soutint que la jonction des mots « joint » et « max », associée à l’extension .COM, conférait au nom de domaine une valeur intrinsèque indépendamment de la marque. Le défendeur étant sud-coréen et la marque JOINT MAX n’étant enregistrée qu’aux États-Unis, il assura qu’il n’en avait pas connaissance au jour de l’acquisition. Mais comment le vérifier ? De manière plus convaincante, voire déroutante, il démontra être titulaire de nombreux noms de domaine comportant le terme « max », dont <keymax.com>, <gamemax.com>, <megamax.com>, <climbmax.com>, <seniormax.com>, <drivemax.com>, <studiomax.com> ou <grassmax.com>.
2. Une marque à faible portée
La marque dont il s’agit (USPTO No. 2695014) comporte l’avertissement suivant : « NO CLAIM IS MADE TO THE EXCLUSIVE RIGHT TO USE « JOINT » APART FROM THE MARK AS SHOWN ». Cette restriction sur le mot « joint » (articulation) s’explique par le fait que la marque désigne notamment des produits destinés à soulager les douleurs articulaires. Certes, la restriction porte uniquement sur le mot « joint ». Cependant, à ce dernier est adjoint le superlatif « max » qui, au demeurant, pourrait suggérer une qualité ou une caractéristique des produits. Il en résulte que la vigueur et la portée de la marque s’en trouvent diminuée. Certes, la marque, puisqu’elle est enregistrée auprès du United States Patent and Trademark Office (USPTO), est présumée valable. En outre, quoiqu’il en soit, le tiers-décideur n’est pas compétent pour se prononcer sur sa validité.
Cependant, le tiers-décideur conserve le pouvoir de tirer les conséquences du caractère distinctif ou non d’une marque au regard des circonstances de l’espèce. La vigueur des pouvoirs d’appropriation et d’exclusion attachés au droit de marque découle du degré de distinctivité de la marque. Ainsi, une marque composée de mots génériques ou descriptifs résiste moins aux assauts des tiers. Cette règle de principe, pilier du droit des marques et du droit de l’UDRP, peut se vérifier dans de nombreuses décisions impliquant des marques et des noms de domaine composés de deux mots génériques ou descriptifs. En pareille situation, en effet, il n’est pas rare que la décision soit défavorable au propriétaire de la marque :
3. Le cycle de vie du nom de domaine
Le cycle de vie d’un nom de domaine est régi par les stipulations contractuelles qui régissent l’extension sous laquelle ledit nom de domaine est enregistré. Ainsi, s’agissant des noms de domaine avec extension générique (generic Top-Level Domain ou gTLD), il existe trois périodes majeures. La première, période d’enregistrement, couvre tout simplement la période pour laquelle le nom de domaine est enregistré. À l’issue de la période d’enregistrement, le registrar a l’obligation d’avertir le titulaire du nom de domaine de l’échéance imminente du contrat d’enregistrement. À cette occasion, le prestataire l’invite à renouveler le nom de domaine. En l’absence de renouvellement s’ouvre la période de grâce pendant laquelle, malgré l’échéance du contrat d’enregistrement, le titulaire conserve la possibilité de le renouveler avec l’aide de son prestataire. Enfin, si le nom de domaine n’est toujours pas renouvelé, une nouvelle période commence, appelée « période de rédemption », au cours de laquelle le nom de domaine peut être renouvelé directement auprès du registre chargé de l’administration de l’extension concernée.
Tout au long de ce processus, le titulaire du nom de domaine reçoit, à chaque étape, de multiples notifications l’informant des échéances et des risques encourus en cas de non renouvellement, et ce conformément aux stipulations contractuelles de la Politique de suppression des noms de domaine expirés (dite « EDDP » pour Expired Domain Deletion Policy : icann.org), adoptées 2009 par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) et imposées à tous les bureaux d’enregistrement accrédités. Toutefois, en vertu de l’EDDP, l’ayant-droit peut se prévaloir de « circonstances atténuantes » telles que l’existence d’une procédure juridictionnelle ou une procédure collective (art. 3.7.5.1 de l’EDDP : icann.org
4. Inadvertance ou négligence ?
Le recours au mot « inadvertance » est relativement fréquent dans les décisions extrajudiciaires mettant en scène des plaignants demandant le transfert d’un nom de domaine qu’ils ont omis de renouveler. Le choix du mot « inadvertance » n’est pas innocent puisque, en soi, il ne renferme aucune réalité juridique, contrairement au concept de « négligence ». En outre, en choisissant « inadvertance », le plaignant appelle subrepticement la clémence du tiers-décideur (errare humanum est…), alors que l’évocation de la « négligence » ostensiblement ses propres manquements. Quoiqu’il en soit, l’exigence d’impartialité qui s’impose aux tiers-décideurs invite naturellement ces derniers à la prudence.
5. Négligence du demandeur et mauvaise foi du défendeur
La négligence du demandeur peut-elle dissiper la mauvaise foi du défendeur ? Non, dès lors que les conditions sont satisfaites : identité ou similarité de la marque et du nom de domaine au point de prêter à confusion ; absence de droit ou intérêt légitime du défendeur et mauvaise foi de ce dernier au stade de l’enregistrement du nom de domaine et/ou lors de son utilisation. Le droit de l’UDRP ne contient aucune stipulation contractuelle susceptible d’être interprétée comme mitigeant la mauvaise foi du défendeur lorsque le demandeur a commis une faute dans la gestion de son nom de domaine. À titre d’illustration, il existe de nombreuses décisions de transfert pour asseoir cette assertion (v. not. WIPO, D2001-0670, The Governing Council of the University of Toronto v. Polanski, July 9, 2001, <utoronto.com>, Sole panelist Clive L. Elliott ; WIPO, D2002-0009, Enterbrain Inc. v Domain For Sale/Email Your Offers!, February 25, 2002, <famitsu.net>, transfer; sole panelist Warwick Alexander Smith ; WIPO, D2014-1662, Austrian Airlines AG v. Protection Domain, November 25, 2014, <austrianairlines.com>, transfer ; sole panelist November 25, 2014).
Toutefois, lorsque le demandeur se prévaut d’une marque dont la force d’exclusion est amoindrie par ses caractéristiques intrinsèques (par exemple, une faible distinctivité) et par le défaut de notoriété, la preuve de l’absence de droit/intérêt légitime et la démonstration de la mauvaise s’en trouvent naturellement plus ardue. Ainsi, la demande de transfert du nom de domaine <radioitalia.com> fut rejetée en partie en raison du caractère descriptif de la marque « RADIO ITALIA » (WIPO, D2010-0329, Radio Italia S.p.A. v. Mdnh Inc, Brendhan Hight, May 14, 2010, <radioitalia.com>, denied ; panel Warwick A. Rothnie (pres.), Massimo Introvigne and Alan L. Limbury). Similairement, les demandes de transfert portant sur les noms de domaine <upim.info> (marque acronyme « UPIM » ; WIPO, D2021-1691, OVS S.p.A. v. Kiyoshige Takeda, Kiyoshige Takeda, November 27, 2021, <upim.info>, denied; sole panelist Douglas Clark), <cecia.com> (marque acronyme « CECIA » pouvant également renvoyer à un prénom ; WIPO, D2021-2504, CECIA v. Abid, AbidNetwork.com, September 21, 2021, <cecia.com>, Matthew Kennedy), ou encore <moanapacific.org> (marque constituée de la combinaison d’un prénom et d’un nom de lieu ; WIPO, D2021-1742, Association of Apartment Owners of Moana Pacific v. Robert Allman, Moana Pacific Association of Apartment Owners, September 7, 2021, <moanapacific.org>, denied; sole panelist W. Scott Blackmer), furent rejetées.
Par ailleurs, il existe des exceptions auxquelles il est préférable de ne donner trop de crédit. L’histoire du nom de domaine <hra.com.au> est unique. Par deux fois, le nom de domaine expira, fut réenregistré par un tiers, fit l’objet d’une procédure auDRP dans laquelle le même demandeur expliqua qu’il avait omis de renouveler le nom de domaine et démontra la mauvaise foi des défendeurs, lesquels ne participèrent pas aux deux procédures, ce qui facilita les décisions de transfert (WIPO, DAU2016-0017, Harness Racing Australia Inc v. Electronic Communities Pty Ltd, May 9, 2016, <hra.com.au>, transfer ; sole panelist James A. Barker et WIPO, DAU2011-0007, Harness Racing Australia v. Acronym Wiki Pty Ltd v. May 13, 2011, <hra.com.au>, transfer; sole panelist John Swinson). Exceptionnellement, la seconde partie de l’adage errare humanum est, perseverare diabolicum ne s’est mise pas en œuvre. Cependant, en réalité, le demandeur, Harness Racing Australia, ne doit son salut qu’à l’absence de réponse des défendeurs. Dans le même ordre d’idée, le transfert décidé dans l’affaire OMPI D2009-1356, qui porte également sur un acronyme de trois lettres (<mid.org>) fut motivé principalement par le caractère manifeste de la mauvaise foi du défendeur (WIPO, D2009-1356, The Royal National Institute for Deaf People v. Galina Budko N.A., December 15, 2009, <rnid.org>, transfer; sole panelist Desmond J. Ryan AM).
Conclusion
L’affaire Forum FA2112001976154 <jointmax.com> illustre à nouveau et à merveille la nécessité, pour les propriétaires de marques dites « faibles », de maintenir un haut niveau de vigilance dans la gestion des noms de domaine.