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Noms de domaine décentralisés : la nécessité d’une concertation entre les opérateurs et les titulaires de droits de propriété intellectuelle

Les noms de domaine suivants sont à vendre, parmi des milliers d’autres :




On les appelle « noms de domaine blockchain », « noms de domaine Web3 », « crypto domains », « noms de domaine NFT » ou encore « noms de domaine décentralisés ». Le cadre juridique de cet article invite à préférer cette dernière expression, l’adjectif « décentralisé » évoquant très justement la rupture avec l’ordre juridique qui s’est institutionnalisé depuis la création de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN).

Des brevets sont déposés, des extensions sont actives (dont .888, BITCOIN, .BIT, .COIN, .CRYPTO, .ETH, .NFT, .WALLET ou encore .X), des opérateurs émettent des noms de domaine décentralisés (par ex. : Unstoppable Domains, Ethereum Naming Service, RIF Name Service et Stacks) et des plateformes de marché secondaire jouent les entremetteurs (notons, entre autres, OpenSea, Rarible et RIFOS). Un écosystème est né.

Historiquement, le système de nommage (domain name system) est administré par l’ICANN et l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA). Sans aller dans les détails, il faut retenir qu’à l’architecture technique correspond une architecture juridique. Pyramidal et centralisé, ce système juridique « icannocentriste » permet à l’ICANN d’imposer, par une approche de type top-down, des conditions contractuelles harmonisées et prévisibles aux registres de gTLDs et aux bureaux d’enregistrement (compte tenu de leur rattachement à un territoire souverain, les registres de ccTLDs disposent d’une plus grande marge de manoeuvre). Parmi les nombreuses et complexes stipulations contractuelles, il convient ici d’en rappeler deux : chaque utilisateur doit, d’une part, livrer les données nécessaires à son identification (ce sont les données WhoIs) et, d’autre part, se soumettre à toute décision juridictionnelle, issue d’une procédure contradictoire, jugeant que son nom de domaine porte atteinte aux droits de marque d’une tierce partie, l’exécution de ladite décision étant quasi-automatique. Ce système juridique ingénieux (bien qu’imparfait : iptwins.com, 2022-06-29) constitue une alternative efficace à la justice étatique.

Qu’en est-il des noms de domaine décentralisés ? Rappelons que ces derniers n’appartiennent pas au système de nommage administré par l’ICANN. Ils échappent donc à l’ordonnancement juridique de cette dernière et forment, au mieux, une nébuleuse d’éléments contractuels hétérogènes. En somme, l’ICANN propose aux titulaires de droits de propriété intellectuelle une sécurité juridique qu’ils ne retrouvent pas dans le système alternatif.

Un argument commun aux opérateurs du système de nommage alternatif fondé sur la technologie blockchain consiste à affirmer que les noms de domaine décentralisés sont à l’épreuve de la censure au motif que l’émetteur remet à l’utilisateur final une clé privée à titre exclusif (à l’instar d’une clé de maison, d’une voiture ou d’un coffre-fort). Autrement dit, contrairement à un bureau d’enregistrement de noms de domaine DNS, l’émetteur de noms de domaine décentralisés n’a pas le pouvoir de déposséder l’utilisateur final d’un tel nom de domaine. Par ailleurs, à la différence d’un bureau d’enregistrement DNS, l’opérateur décentralisé n’a pas de comptes à rendre à l’ICANN. Il ne peut pas non plus être soumis à une décision de type UDRP qui exigerait le transfert ou la suppression d’un nom de domaine décentralisé.

Le système proposé est assurément bienveillant à l’égard de la liberté d’expression. Il faut également se réjouir de ce nouveau paradigme qui promet à chacun une propriété sécurisée sur ses propres données. Il convient, en outre, de garder à l’esprit que l’émission de noms de domaine décentralisés constitue, par principe, une activité commerciale licite et légitime.

Toutefois, cette orientation juridique paraît utopique et illusoire. En effet, elle reviendrait à fournir aux utilisateurs finaux les moyens de commettre des infractions ou des atteintes aux droits des tiers en toute impunité. Or le droit de la responsabilité, pilier des démocraties, ne flanche pas devant les innovations de rupture. Dans les années 1990, un courant libertaire prônait que le cyberespace, supposément capable de s’autoréguler, était et devait demeurer en dehors des systèmes juridiques étatiques. Cependant, compte tenu des infractions à la loi et des atteintes aux droits des tiers, les législateurs ont continuellement donné aux juges les moyens d’exiger des opérateurs qu’ils identifient leurs partenaires contractuels, auteurs de méfaits commis dans le cyberespace, et ce quelle que soit l’époque, web1 ou web2, afin qu’ils répondent de leurs actes. Comment pourrait-il en être autrement dans le web3 ? À défaut de s’équiper de dispositifs permettant l’identification et la condamnation des utilisateurs finaux, les opérateurs du web3 verront leur propre responsabilité engagée, au titre de la fourniture de moyens. En outre, faute d’identification, toute action récursoire serait vaine. Par ailleurs, les juges voient généralement d’un mauvais œil les entreprises qui, bien qu’assises sur « une montagne de ressources », n’en consacre aucune à la protection de la propriété intellectuelle des tiers (iptwins.com, 2018-06-27). À court terme, sous la pression des titulaires de droits de propriété intellectuelle, des investisseurs ou même des assureurs, les premières condamnations ne manqueraient pas de contraindre les opérateurs à repenser leurs modèles juridiques.

Reconnaissons qu’une poignée d’opérateurs proposent des solutions pour limiter les atteintes aux droits de propriété intellectuelle ou pour en faciliter la détection. Cependant, les acteurs sont nombreux et les modèles discordants. Un noyau d’harmonisation serait bienvenu. Il serait dans le plus grand intérêt des opérateurs du métaverse de collaborer loyalement avec les associations représentant les titulaires de droits de propriété intellectuelle en général car ces problématiques touchent également les propriétaires de marques, de dessins, de modèles et de droits d’auteur. Ne serait-il pas judicieux, pour l’ensemble des parties prenantes, d’assurer aux titulaires de droits de propriété intellectuelle, a minima, un procédé de notification, voire de suppression (take down) immédiatement visible et, d’autre part, une procédure juridictionnelle contradictoire prévoyant la suppression des noms de domaine ou autres jetons non-fongibles (NFTs) contraires aux législations sur la propriété intellectuelle ? Un tel modèle de régulation pourrait être rattaché au système « icannien » ou se développer en dehors de ce dernier.