1. Introduction
Deux décisions de justice rendues à quelques semaines d’intervalle, l’une par le Tribunal judiciaire de Paris par, l’autre par la Haute Cour de Singapour, ont condamné des créateurs pour avoir commercialisé, sans autorisation, des produits dits « upcyclés » incorporant des éléments protégés par les marques « Louis Vuitton » et « Hermès ». À Singapour, l’affaire portait sur des accessoires griffés « Louis Vuitton », vendus via Instagram. À Paris, le tribunal était invité à se prononcer notamment sur l’incorporation de foulards « Hermès » à des vestes. Ces affaires illustrent un point de tension entre les logiques de l’économie circulaire et les exigences du droit de la propriété intellectuelle. L’occasion d’analyser ce phénomène à travers le prisme de la propriété intellectuelle.
2. Un contexte favorable à l’upcycling
L’upcycling, ou surcyclage, désigne un processus de transformation créative par lequel des objets ou matériaux usagés, souvent perçus comme en fin de vie, sont réinventés pour donner naissance à de nouveaux produits. Il s’agit non seulement de réutiliser, mais de sublimer des matériaux en leur conférant une nouvelle identité visuelle, sociale et culturelle. L’upcycling se distingue du recyclage « classique » par l’absence de processus chimique ou industriel de déconstruction de la matière ; il séduit donc également par sa faible empreinte écologique. L’upcycling est donc une pratique artisanale qui s’inscrit dans une éthique environnementale.
Cependant, lorsque cette pratique implique la réutilisation d’éléments frappés d’une identité de marque (logos, monogrammes, éléments visuels emblématiques), elle franchit une ligne de crête juridique. En effet, c’est précisément ce lien assumé avec l’objet d’origine, lorsqu’il est griffé, qui alerte les titulaires de droits de propriété intellectuelle et réveille les outils du contentieux.
L’essor de l’upcycling s’inscrit dans un contexte de prise de conscience culturelle et politique. Plusieurs instruments législatifs et para-législatifs incitent au recyclage ou interdisent la destruction des invendus non alimentaires. La France a ouvert la voie, en 2000, avec la loi Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire (AGEC), laquelle interdit la destruction des invendus non alimentaires, y compris les vêtements, et impose leur réemploi ou leur recyclage. D’autres pays ou régions ont adopté ou entamé des démarches similaires.
Origine | Intitulé du texte / projet | Date | Objectif principal |
---|---|---|---|
France | Loi n° 2020-105 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (AGEC) | 10 février 2020 | Interdire la destruction des invendus non alimentaires et promouvoir le réemploi |
Union européenne | Règlement (UE) 2024/1781 sur l’écoconception des produits durables | 13 juin 2024 | Imposer des exigences de durabilité, réparabilité et recyclabilité pour les produits, dont les textiles |
Union européenne | Proposition de directive du parlement européen et du conseil modifiant la directive 2008/98/ce relative aux déchets (COM/2023/420 final) | 5 juillet 2023 | Responsabiliser les producteurs textiles et interdire la destruction des invendus |
Union européenne | Stratégie pour des textiles durables et circulaires | 30 mars 2022 | Créer un cadre pour des textiles durables, réparables et recyclables à l’horizon 2030 |
Ce tableau met en lumière une dynamique convergente entre plusieurs instruments para-législatifs et législatifs vers une meilleure gestion des matériaux invendus. Néanmoins, aucun de ces textes ne reconnaît formellement ou explicitement l’upcycling comme pratique protégée, ce qui, à tout le moins pour les profanes, peut alimenter un flou juridique et placer les créateurs non avertis dans une zone de vulnérabilité juridique.
L’upcycling ne relève pas d’une simple technique de reconditionnement : il s’inscrit dans un courant culturel et économique fondé sur la réduction des déchets, l’artisanat créatif et la recherche d’un nouveau modèle d’écolonomie, souvent animé de bonnes intentions, mais parfois rattrapé par les exigences juridiques de la propriété intellectuelle. En effet, les droits de propriété intellectuelle reposent sur un système exclusif et patrimonial, fondé sur le contrôle de l’origine, de la qualité et de l’image. Par conséquent, l’upcycling utilisant des matériaux griffés entre en tension avec la logique de la propriété intellectuelle.
3. Upcycling et propriétés intellectuelles
Deux décisions récentes, l’une rendue à Paris et l’autre à Singapour, permettent d’évaluer concrètement la manière dont les juridictions appréhendent l’upcycling lorsqu’il implique des éléments protégés par des droits de propriété intellectuelle.
3.1. Focus sur la décision « Hermès » du tribunal judiciaire de Paris du 10 avril 2025
Le tribunal judiciaire de Paris a condamné in solidum une créatrice et la société qu’elle dirige pour avoir commercialisé des vêtements conçus à partir de foulards « Hermès »[1]. Le tribunal a décidé que les éléments distinctifs des foulards, en particulier les motifs protégés par le droit d’auteur et les signes enregistrés à titre de marques, avaient été réutilisés de manière visible dans un but promotionnel et, par conséquent, commercial. Les défenderesses soutenaient que leurs créations étaient légitimes au regard de la théorie de l’épuisement des droits. Le tribunal a rejeté cet argument sur le fondement de l’arrêt Art & Allposters International BV contre Stichting Pictoright : « la règle d’épuisement du droit de distribution ne s’applique pas dans une situation où une reproduction d’une œuvre protégée, après avoir été commercialisée dans l’Union européenne avec le consentement du titulaire du droit d’auteur, a subi un remplacement de son support, tel que le transfert sur une toile de cette reproduction figurant sur une affiche en papier, et est à nouveau mise sur le marché sous sa nouvelle forme »[2]. Et le tribunal de conclure : « il y a lieu de considérer que le support initial des dessins a été remplacé de telle sorte que chacune de ces vestes constitue une nouvelle reproduction du dessin y figurant. La distribution de ces vestes exigeait donc l’autorisation de la société Hermès sellier, et ce, peu important que les foulards utilisés aient été acquis sur le marché de la seconde main et initialement vendus avec l’accord de la société Hermès sellier »[3]. Ainsi les juges ont-ils estimé que les foulards avaient été transformés au point de constituer de nouveaux produits, échappant ainsi à l’épuisement.
La décision importe également par l’application du principe de proportionnalité, mobilisé pour peser la liberté de création de l’auteur face aux droits de propriété intellectuelle des titulaires[4]. Le tribunal a conclu que, dans ce cas précis, l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle était disproportionnée et ne pouvait être justifiée ni par l’intention artistique[5], ni par une démarche écologique[6].
En conséquence, le tribunal a ordonné aux défenderesses de cesser immédiatement la commercialisation des articles incriminés, sous astreinte, et de retirer l’ensemble des produits litigieux des points de vente physiques et en ligne. Il a également prononcé la publication judiciaire du jugement aux frais des défenderesses dans trois médias, estimant nécessaire d’informer le public de la nature contrefaisante de l’activité. En matière indemnitaire, il a alloué à Hermès une somme forfaitaire de 50 000 euros au titre de l’atteinte portée à ses droits, majorée d’une indemnité complémentaire de 5 000 euros pour parasitisme, et a mis à la charge des défenderesses l’ensemble des frais de procédure.
3.2. Focus sur la décision « Louis Vuitton » de la Haute Cour de Singapour du 2 juillet 2025
La Haute Cour de Singapour a rendu, le 2 juillet 2025, une décision au fond qui appelle l’attention de par sa rigueur et sa portée pédagogique. L’affaire opposait la maison Louis Vuitton à un influenceur singapourien, actif sur les réseaux sociaux sous les pseudonymes « EMCASE SG » puis « EMCRAFTS SG ». Ce dernier commercialisait des accessoires de maroquinerie, coques de téléphone et porte-cartes, prétendument fabriqués à partir de matériaux issus de produits Louis Vuitton authentiques, dans le cadre d’une activité qu’il qualifiait d’upcycling. Or les investigations techniques, ainsi que les incohérences dans les déclarations du défendeur, ont permis d’établir que les matériaux utilisés provenaient, dans leur grande majorité, de marchandises de contrefaçon. Par conséquent, la mention « authentic upcycled » constituait, selon la cour, une stratégie délibérée de captation de la notoriété de la marque.
Le tribunal a reconnu une contrefaçon caractérisée de marque, aggravée par la tromperie commerciale et la persistance de l’exploitation fautive malgré une mise en demeure préalable. Les juges ont rejeté l’argument d’une entreprise artisanale motivée par l’éthique environnementale, estimant que les intentions alléguées ne sauraient prévaloir sur le respect du droit de marque, et qu’en l’espèce, la démarche servait principalement à maximiser un profit en trompant le consommateur sur l’origine et la nature du produit. Sur le fondement du Trade Marks Act singapourien, le tribunal a ordonné l’arrêt immédiat des activités litigieuses et condamné le défendeur au versement de 200 000 dollars de Singapour à titre de dommages-intérêts statutaires. La décision revêt une portée particulière en ce qu’elle applique rigoureusement les principes classiques du droit des marques dans un contexte à la fois écologique et numérique.
3.3. Autres éléments de jurisprudence : vers une position homogène
Les décisions parisienne et singapourienne s’inscrivent dans une tendance jurisprudentielle internationale marquée par une qualification rigoureuse des actes de transformation ou de réemploi commercial de produits de marque. Les juges considèrent que l’upcycling constitue une atteinte aux droits de propriété intellectuelle dès lors que le produit second reproduit visiblement des échantillons de matériaux protégés par de tels droits.
Décision | Marque | Faits | Qualification juridique / Sanctions |
---|---|---|---|
TJ Paris, 10 avril 2025, n° 22/10720 [France] | Hermès | Vestes artisanales réalisées à partir de foulards Hermès | Contrefaçon de marque, contrefaçon d’œuvre protégée, parasitisme |
Chanel Inc. v. Shiver and Duke, No. 1:21-cv-01378 (N.D. Ga., 2021) [États-Unis] | Chanel | Bijoux réalisés avec des boutons Chanel | Contrefaçon, injonction permanente |
Louis Vuitton Malletier v. Sandra Ling Designs Inc., No. 1:21-cv-00283 (S.D.N.Y., 2021) [États-Unis] | Louis Vuitton | Créations artisanales à partir de sacs recyclés | Contrefaçon, dilution, accord transactionnel (pas de décision au fond) |
Rolex Watch U.S.A., Inc. v. Reference Watch LLC, No. 2:19-cv-09796 (C.D. Cal., injonction du 28 mai 2020) [États-Unis] | Rolex | Montres modifiées à partir de composants Rolex | Contrefaçon, jugement consenti |
High Court of Singapore, [2025] SGHC 122 [Singapour] | Louis Vuitton | Accessoires « upcyclés » vendus via Instagram | Contrefaçon de marque, marketing trompeur, dommages statutaires |
Chanel Inc. v. Shiver and Duke, No. 1:21-cv-01378 (N.D. Ga., 2021). – La maison Chanel avait assigné une créatrice qui intégrait des boutons frappés de la marque « Chanel » dans des bijoux. La défenderesse n’a pas comparu. La cour fédérale de Géorgie a admis la contrefaçon, ordonné une injonction permanente et accordé à Chanel des dommages-intérêts.
Rolex Watch U.S.A., Inc. v. Reference Watch LLC, No. 2:19-cv-09796 (C.D. Cal., injonction du 28 mai 2020). – Rolex a obtenu gain de cause contre un assembleur de montres dites « customisées ». Sous des airs de bricolage de luxe, Reference Watch reconditionnait des pièces de montres Rolex avec des composants génériques. Le tribunal, dans un jugement consenti, a estimé que ces altérations créaient un risque de confusion et portaient atteinte à l’intégrité de la marque. S’ensuivirent une injonction permanente, le retrait des produits du marché et le versement d’une réparation pécuniaire à verser.
3.4. L’inutilité d’une quelconque référence aux droits de propriété intellectuelle
Dans ce contexte, une partie de la doctrine plaide pour une évolution du droit, afin de mieux prendre en compte les enjeux de durabilité et d’innovation créative. Si l’upcycling peut, dans certaines conditions, contribuer à prolonger la vie des objets et à encourager la circularité des matériaux, il soulève inconsidérablement des interrogations fondamentales sur la réutilisation non préalablement autorisée d’éléments protégés par des droits de propriété intellectuelle. Certains auteurs appellent à l’élaboration de mécanismes d’exception limités et encadrés, à l’image d’un fair use écologique ou d’un usage référentiel fondé sur l’absence de confusion, la transparence et la finalité non commerciale[7].
Cependant, il convient d’être clair sur un point : le droit de la propriété intellectuelle ne prohibe nullement l’upcycling. Il interdit seulement que cette pratique devienne un prétexte à la reproduction non autorisée d’éléments dûment protégés par la loi, au risque de constituer un risque de confusion pour le public, de porter atteinte à la réputation des marques ou d’exploiter injustement leur image ou l’investissement nécessaire à l’élaboration ou au maintien de cette dernière (parasitisme). Le véritable enjeu ne porte donc pas sur la réutilisation des matériaux, mais sur l’exploitation des signes. Or, cette exploitation n’est ni nécessaire à l’upcycling, ni souhaitable pour garantir une économie circulaire respectueuse des droits des titulaires de propriété intellectuelle.
4. Conclusion
Les décisions, ici brièvement rapportées, participent à la révélation d’une ligne jurisprudentielle claire : l’interdiction de l’instrumentalisation, à des fins commerciales, des marques et des créations protégées par des droits de propriété intellectuelle. Cette jurisprudence n’interdit pas l’upcycling en tant que tel, mais rappelle que l’intégration visible de signes distinctifs et d’œuvres protégés dans des objets transformés et commercialisés engage la responsabilité de leurs auteurs.
Pour les créateurs, l’enjeu est désormais d’innover avec conscience, en respectant les droits des tiers tout en explorant de nouvelles formes de revalorisation. Pour les titulaires de droits, il s’agit simplement de défendre leur investissement, leur patrimoine immatériel et leur image.
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Notes
[1] Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch, 1re sect., 10 avril 2025, n° 22/10720 : Legifrance.gouv.fr.
[2] CJUE, 22 janvier 2015, C-419/13 Art & Allposters International BV contre Stichting Pictoright, para. 50. Le jugement du Tribunal judiciaire de Paris du 10 avril 2025 y fait référence (v. para. 103).
[3] Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch, 1re sect., 10 avril 2025, n° 22/10720, para. 104.
[4] Article 17.2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
[5] Article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
[6] Article 37 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
[7] V., par ex. : Martin Senftleben, « Developing Defences for Fashion Upcycling in EU Trademark Law”, GRUR International, Volume 73, Issue 2, February 2024, Pages 99–110, https://doi.org/10.1093/grurint/ikad131.